Un avocat vaudois reçoit une leçon de justice au Sud-Kivu

En 2010, Mike Hoffman, fondateur de l’association Vivere et infatigable militant de l’aide aux plus faibles, m’a approché me demandant de lui signer une lettre de soutien à l’action de justice qu’il mène avec une ONG congolaise.

Il me rappela que la République démocratique du Congo, cinq fois la France, comptant 450 ethnies aux deux cents dialectes, a vu sa population frappée depuis quinze ans par l’un des conflits les plus meurtriers, faisant 5 millions de morts et laissant un peuple victime de centaines de milliers de crimes de guerre impunis.

Il évoqua surtout les «Chambres Foraines», tribunaux itinérants dans les zones les plus reculées du pays, nées de l’initiative d’avocats épris de justice, qui incitent les tribunaux à faire cas des plaintes que des femmes et des hommes osent déposer.

Vaudois et prudent, je restai réticent à cautionner une justice dont j’ignorais tout. J’ajoutais, plus téméraire, qu’il me faudrait observer l’activité de ces Chambres Foraines de mes yeux.

Il me prit au mot et m’invita à assister au procès de soldats accusés de meurtres, viols collectifs et de séquestrations, dans un village retiré du Sud-Kivu. Je ne pouvais pas dire non et pris mon billet d’avion.

A mon arrivée, tout était source de dépaysement dans cette Afrique subsaharienne aussi étrangère qu’une lointaine planète.

Après quelques kilomètres seulement effectués dans une jeep improbable, je constatai qu’ici, la nuit n’arrête pas l’activité des villageois. Au gré des virages, sur la piste éclairée de nos phares, les gens bavardent, marchandent ou pleurent sur leur sort, dans le noir. J’ai mesuré l’ampleur de leur dénuement avant même d’arriver dans un foyer de femmes violées (tenu par deux femmes ayant créé la Fédération des femmes pour le développement (FFD), où, accueilli en chants et en danses, je passai ma première nuit africaine.

Le lendemain, Me Sami, animateur de l’ONG locale que soutient Vivere, donne le départ du convoi qui va rendre justice à 330 km de là. En tête de cette «caravane du droit», le véhicule du magistrat, suivi du camion où quinze soldats assurent la sécurité, outre le maintien sous bonne garde des accusés. La jeep des avocats appelés à plaider ces causes ferme la marche.

Durant huit heures, défile un monde où l’eau et l’électricité sont plus rares que l’or des mines qui jalonnent notre route. Mines trop petites pour les sociétés internationales et laissées à l’usage des villageois qui échangent pépites contre poules.

Puis, sur les hauts plateaux du territoire de Fizi, monde merveilleux de «la Forêt des grands singes», eux-mêmes décimés par la guerre et remplacés par des rebelles en armes qui ne savent plus à qui ils sont alliés ou non, trop occupés à piller et terroriser les villages voisins, pour se nourrir. Dans cette forêt, mes hôtes, si courageux, donnèrent des signes de peur, confessant que leurs épouses avaient tenté de les dissuader de mener ce trek judiciaire.

Nous arrivons enfin à Minemb­we, petit village des hauts plateaux, poste stratégique que quinze ans de guerre ont transformé en théâtre d’exactions souvent commises par des soldats, comme ceux menottés dans le camion.

Le président du tribunal fait installer ce qui sera, durant trois jours, le décor des procès que je suis venu observer, décor qui tient en deux tables couvertes du drapeau national, six chaises en plastique et deux bancs, l’un pour les accusés, l’autre pour les avocats, le tout dans un champ à l’ombre d’un arbre.

Décidément, tout me faisait redouter la manière dont la justice va être rendue.

Puis arrivent des dizaines et des centaines de villageois, informés par le seul bouche-à-oreille de la tenue d’un procès contre des soldats aujourd’hui accusés, hier encore seigneurs des lieux. Des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, hutus, tutsis, ou autres, témoins silencieux de la justice. Ils voient pour la première fois, le panache des avocats dans leur robe noire.

Je portai un regard ému sur mes confrères. Ils étaient fébriles à l’entame de ces procès, comme mes confrères lausannois. Ici ils acceptent ce combat judiciaire dans un milieu hostile tenté de faire taire la justice.

Puis, la Cour, solennelle, s’installe et le procès s’ouvre. Tout me devient familier: l’autorité naturelle du président, interrogeant patiemment les accusés. Les propos fuyants de ceux-ci, dont chaque mot semble pesé.

Il ne me fallut donc que quelques minutes, pour être assuré que la justice que l’on voulait rendre sur les hauts plateaux du territoire de Fizi, devant ce public incrédule, était empreinte de la même sincérité qui habite nos présidents de tribunaux d’arrondissement vaudois, nos juges de paix. Ni plus ni moins parfaite. Ma mission était terminée. Je signerai la lettre de soutien demandée par Vivere.

Mais il y avait plus. A l’issue de ces procès, à l’occasion desquels les peines infligées furent compatibles avec celles qui auraient été rendues chez nous, j’ai perçu la signification profonde que toute société donne ou doit donner à sa justice et à son système judiciaire.

Une société humaine ne peut souffrir l’impunité, parce qu’il faut, moralement, que le coupable soit sanctionné, mais surtout que les victimes et ceux qui les entourent, à Minembwe, à Lausanne ou à Nuremberg, sachent qu’une sanction est véritablement encourue lorsqu’un crime est commis.

Seule la confiance que chacun porte en sa justice incite la majorité d’entre nous à faire le choix de l’harmonie et de la tranquillité sociale. J’étais parti en Afrique, drapé de mon statut d’observateur d’une justice congolaise que j’imaginais au mieux balbutiante. Je reviens riche d’une leçon de justice que m’ont donnée ces juges, ces avocats, ces hommes et ces femmes pour qui les droits de l’homme ont un sens et qui refusent de céder au désespoir, souvent au péril de leur vie. Ils méritent notre admiration, notre solidarité et notre soutien.

Elie Elkaim

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