Un cadastre financier européen et américain serait un bien public mondial

Que nous apprennent les fuites du Panama ? Mossack Fonseca, la société dont sont issus les documents révélés par le Consortium international des journalistes d’investigation, dont fait partie Le Monde, est un chaînon d’une vaste industrie, qui emploie, à New York, à Londres ou à Singapour, des milliers de jeunes diplômés issus des meilleures universités mondiales : l’industrie qui œuvre à la protection des grandes fortunes.

La leçon des fuites panaméennes est simple : la régulation de cette industrie et des territoires qui l’abritent est à repenser de fond en comble. Il s’agit d’un chantier essentiel pour limiter l’augmentation des inégalités et éviter le risque de dérive oligarchique mondiale.

Préserver les fortunes est une activité pluriséculaire, mais qui a connu un essor formidable depuis les années 1980. Le bouleversement qu’a connu cette industrie a consisté à explorer, sous toutes ses facettes, une façon particulière de préserver la richesse : la soustraire au fisc. Il existe des façons légales de ce faire – utiliser des niches fiscales – et d’autres qui ne le sont pas – détenir des comptes offshore non déclarés – ou qui se trouvent dans une vaste zone grise, parfois illégales, parfois non, sans que, souvent, personne ne puisse vraiment savoir.

Les révélations des « Panama papers » provoquent un émoi planétaire, car elles mettent à nu ces stratégies de façon crue, à une époque où les inégalités augmentent et où la croissance diminue. Elles montrent qu’une petite élite a accès à des moyens croissants, sophistiqués et variés pour faire fructifier ses avoirs en évitant l’impôt, quand l’immense majorité de la population doit s’acquitter de prélèvements élevés. Elles révèlent au grand jour la mécanique implacable des sociétés oligarchiques, fondées sur la défense de la richesse constituée, étudiée par Jeffrey A. Winters dans son ouvrage magistral, Oligarchy (Cambridge University Press, 2011, non traduit).

Les règles de base continuent à être violées

Mais il y a plus troublant. Au cœur de la régulation financière se trouve une distinction essentielle, quoique ambiguë, entre la fortune légitime et celle qui ne l’est pas. La réglementation antiblanchiment exige des institutions financières qu’elles identifient leurs clients ; elle leur interdit de faire fructifier l’argent des trafiquants de drogue, des criminels, des officiels corrompus, des blanchisseurs.

Les fuites panaméennes révèlent que nombre d’institutions localisées dans les paradis fiscaux ne se soucient guère de cette distinction : pour elles, tout client est bon à prendre. En 2015, parmi les 14 086 sociétés-écrans qu’elle avait domiciliées aux Seychelles, Mossack Fonseca ne connaissait les bénéficiaires effectifs que de 204 d’entre elles.

Autrement dit, non seulement une petite élite peut faire croître sa richesse en évitant l’impôt, mais rien ne nous assure qu’elle a une quelconque légitimité. On ne peut guère faire confiance à l’industrie de la protection de fortune pour discriminer à l’entrée.

Il est grand temps de tirer les conséquences de cet état de fait. Depuis la création du Groupe d’action financière, en 1989, la lutte contre le blanchiment a été de créer des règles, de s’assurer que le plus grand nombre possible d’Etats y adhèrent et d’envoyer quelques inspecteurs de temps à autre. Les normes et les systèmes antiblanchiment se sont grandement perfectionnés au fil du temps, mais les récentes révélations montrent que les règles de base – l’identification des bénéficiaires effectifs et des personnes politiquement exposées, en particulier – continuent à être régulièrement violées.

Bien que nécessaire, l’approche qui consiste à faire confiance aux places offshore pour faire appliquer la loi ne suffit pas. Il y a trop d’argent à gagner en aidant les fraudeurs et les blanchisseurs et trop peu à perdre en l’absence de sanctions internationales concrètes.

Etablir des cadastres

Une nouvelle approche, complémentaire, est nécessaire. On sait que le Panama, les îles Vierges britanniques, les îles Caïmans, parmi d’autres, abritent des centaines de milliers de sociétés-écrans. Pourquoi accepte-t-on qu’une industrie financière si développée existe aux îles Vierges britanniques, surtout si l’on sait qu’elle est utilisée, au moins en partie, à des fins criminelles ?

Les Etats-Unis et l’Union européenne devraient immédiatement imposer des sanctions contre ces territoires et maintenir ces sanctions en place jusqu’à ce que ces derniers parviennent à démontrer qu’ils ont correctement identifié les bénéficiaires effectifs de toutes les sociétés-écrans qu’ils abritent.

S’il y a une leçon à tirer de la crise financière et des scandales à répétition, c’est qu’une partie des acteurs financiers n’ont guère de scrupule à violer la loi, s’il y a suffisamment d’argent à gagner. Une approche fondée sur les sanctions permettrait de faire évoluer en profondeur les comportements, en rendant la fraude et le blanchiment plus coûteux qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Enfin, la richesse des sociétés-écrans ne se trouve pas au Panama ou aux îles Vierges : elle est investie en immobilier londonien et new-yorkais, en actions françaises, ou en obligations allemandes. Un des enjeux essentiels de la régulation financière et de la lutte contre les inégalités consiste à identifier les bénéficiaires effectifs de ces richesses. Il y a deux approches.

L’Europe et les Etats-Unis peuvent poliment demander aux banques suisses, aux fonds d’investissement luxembourgeois ou aux créateurs de sociétés-écrans panaméennes de leur fournir cette information. C’est l’esprit des efforts actuels entrepris sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques et du G20 pour instaurer un système global d’échange automatique d’informations bancaires. Certains acteurs financiers s’acquitteront bien de leurs obligations ; d’autres, à la lumière des scandales récents, pas ou mal.

Mais il existe une autre approche : l’Europe et les Etats-Unis pourraient eux-mêmes chercher à découvrir qui possède la richesse qui se trouve sur leur sol – les immeubles de Manhattan et de Chelsea, les actions cotées à la Bourse de Paris, les obligations allemandes.

Concrètement, cela consisterait à établir des cadastres immobiliers et financiers qui recenseraient les bénéficiaires effectifs des bâtiments, des terrains et des titres financiers européens et américains. Ces cadastres partiraient des registres immobiliers actuels, et les étendraient aux actions, aux obligations et aux parts de fonds d’investissement. Ils remonteraient la chaîne d’intermédiation financière jusqu’aux bénéficiaires réels.

De tels cadastres profiteraient non seulement à nos économies, mais, plus encore, aux pays en développement, qui sont, pour l’heure, dans l’incapacité de connaître les richesses dissimulées par leurs élites dans les pays occidentaux – ce qui ne risque pas de changer à court terme, car, pour eux, il n’est guère question d’échange automatique d’informations bancaires. Un cadastre financier européen et américain serait un bien public mondial. C’est l’enjeu essentiel de la lutte pour la transparence financière.

Gabriel Zucman (Chercheur à l’université de Californie, Berkeley). Il est l’auteur de La Richesse cachée des nations : enquête sur les paradis fiscaux (Seuil, 2013)

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