Un café, des idées, l'addition

Le Florian, plus vénitien que Venise

1980, le café Florian, Venise.Photo Ferdinando Scianna. Magnum Photos
1980, le café Florian, Venise.Photo Ferdinando Scianna. Magnum Photos

«Le café Florian, écrit Balzac, est à Venise une indéfinissable institution. Les négociants y font leurs affaires, et les avocats y donnent des rendez-vous pour y traiter leurs consultations les plus épineuses. Florian est tout à la fois une Bourse, un foyer de théâtre, un cabinet de lecture, un club, un confessionnal, et convient si bien à la simplicité des affaires du pays que certaines femmes vénitiennes ignorent complètement le genre d’occupations de leurs maris, car, s’ils ont une lettre à faire, ils vont l’écrire à ce café. Naturellement, les espions abondent à Florian, mais leur présence aiguise le génie vénitien, qui peut dans ce lieu exercer cette prudence autrefois si célèbre.»

Les bavardages sont le liant magique

Venise est une dame de l’autre côté des choses (1), une Proserpine hédoniste. Et donc, dans ses cafés, ses campi (2) et ses calli (3), on ne parle pas pour dire quelque chose, mais pour se sentir un peu moins seul, parce que, à Venise, les choses vont jamais vraiment dans le bons sens pour personne, et les angles ne sont jamais vraiment droits. Les bavardages (le ciàcole) sont le liant magique qui rapproche et unit les contraires, l’eau à la pierre, le sot au sage. Toutes sortes de bizarreries se produisent ici. Au Florian, par exemple, on boit des peintres : Bellini, Tiepolo et le Tintoret sont des cocktails renommés, et entre ses tables sur la place Saint-Marc, les lions ont des ailes et les pigeons trottinent avec des allures de pingouins, le désargenté a souvent l’air d’un grand seigneur et le nabab celui d’un homme malmené par le destin.

Le Florian fut inauguré le 29 décembre 1720, un café ouvert à tous, y compris à des créatures aussi splendides et tentatrices que les courtisanes. Il s’appelait Alla Venezia trionfante («à la Venise triomphante») mais, peut-être parce que la République du lion avait cessé de triompher depuis un bon bout de temps - on fait remonter le début de la décadence à 1509, quand elle fut vaincue par la Ligue de Cambrai -, il fut rebaptisé par l’usage sous le prénom de «Florian» : on disait «Andémo al Florian» («allons au Florian»), mutilant de sa voyelle finale, selon l’habitude vénitienne, le prénom de son fondateur, Floriano Francesconi.

Je suis ici, se dit le client, assis là où s’assirent Jean-Jacques Rousseau, Wagner, Proust, George Sand, Henry James, Melville, D’Annunzio, mais aussi Valéry Giscard d’Estaing et Mitterrand qui, même si ce fut à des époques différentes, aimaient s’isoler dans la Saletta del Senato, à l’aise parmi les symboles maçonniques qui y sont représentés. Et ce fut justement dans cette petite salle que, en 1895, le maire Riccardo Selvatico et ses acolytes imaginèrent la Biennale de Venise.

Les stucs du Caffè Florian ont été témoins de nombreuses pages d’histoire. Assis sur un de ses petits divans, devant «une tasse de ce liquide fumant et noir qui rend les femmes lascives et les hommes scélérats», Stendhal apprit la défaite de Napoléon à Waterloo. Et un soir d’il y a un siècle, la marquise Casati, la milliardaire excentrique qui vivait dans le palais Venier dei Leoni (acheté en 1948 par Peggy Guggenheim) avec ses corbeaux albinos, ses paons et des «félins très encombrants», se présentait avec un guépard dont le collier était en diamants, deux gigantesques majordomes de couleur dont l’un portait un chandelier aux larges branches en argent et l’autre ramassait le manteau de vison que la noble dame laissait choir sur les masegni (4) de la place, juste devant le Florian, sous les yeux médusés des hommes et ceux, jaloux et courroucés, des femmes face à sa nudité, au moins aussi féline que le fauve qu’elle tenait en laisse.

Mais le Florian a aussi connu des moments moins joyeux, bien éloignés de la morgue de toute cette opulence. Vers le milieu du XIXe siècle, il hébergeait les réunions des révolutionnaires qui complotaient contre l’Empire des Habsbourg. De l’autre côté de la place, en revanche, au Caffè Quadri, se réunissaient les officiers autrichiens qui, par une convention tacite, n’auraient jamais mis les pieds, dans leurs uniformes d’un blanc immaculé aux boutons dorés, dans le bruyant et multicolore Florian. Et quand, en 1848, l’Europe s’embrasa, sur la place Saint-Marc aussi éclatèrent les premiers crépitements de la révolution qui opposa la Venise de Daniele Manin à l’armée des Habsbourg. Le paisible refuge de Goethe et de Rousseau devint ainsi le café des conspirateurs et des rebelles, transformé, dès les premiers coups de feu, en hôpital de campagne : les médecins de la ville accoururent en nombre au Florian pour extraire du plomb autrichien et magyar des chairs des carbonari et des francs-maçons vénitiens, déposés par les brancardiers sur les tables en marbre.

On va au Florian pour rire un peu

«Naturellement, les espions abondent au Florian», dit Balzac, qui avait bien saisi l’âme du lieu. En effet, depuis trois siècles, tous, ici, sont invités à devenir des fouineurs, explorateurs des joviales imperfections du monde. Même les dames couvertes de bijoux et les banquiers cravatés se font tout petits, écrasés qu’ils sont par la beauté irrévérencieuse d’une place où les lions volent et où les oiseaux marchent, mais où, surtout, le temps d’un apéritif, ils sont invités à prendre conscience de leur propre discordance. Même les vieillards ventripotents accompagnés de call-girls réjouies par leurs bijoux en toc et les touristes d’âge mûr qui affrontent le crépuscule à coups de botox se font ombres parmi les ombres, car le luxe du mobilier n’est pas ostentatoire, et l’amabilité, la classe du personnel sont un uniforme porté avec grâce.

Venise est un jeu de miroirs, une ville où les choses se renversent. Ponts, campaniles et palais ; enfants, ivrognes et touristes, chacun y trouve son propre reflet, peut-être pas celui qu’il cherche mais celui que, plus ou moins consciemment, il fuit. Les eaux sombres et malodorantes des canaux et les différentes eaux claires de la lagune - tantôt marais tantôt fleuve, tantôt étang tantôt mer - se prêtent au jeu, offrant au promeneur une image floue aux contours estompés, adaptable à toutes les attentes.

Et de même que l’on ne va pas à Venise pour voir Venise mais pour être heureux en compagnie de son propre reflet, de même, on ne va pas au Florian seulement pour déguster un café ou un de ses fabuleux cocktails, mais pour se perdre dans le jeu des rencontres et des adieux - avec leur réverbération d’amour et de jalousie, d’envie et de faste - évoqué par les stucs, les peintures et les miroirs les petits salons et les corridors, la gentillesse compassée de ses serveurs, les morceaux interprétés par l’orchestre. On va au Florian pour entrer dans un labyrinthe conçu - comme la ville entière - pour embrouiller la mort, en confondre la détermination, en moquer l’arrogance. On va au Florian, enfin, pour rire un peu - avec grâce, si cela nous est donné - de sa propre petitesse et de tous les autres masques passagers. Parce que si les affaires, la politique, les jalousies et les amours mondaines sont ici des choses qui passent, cocktails, champagne et cappuccini restent. Oui, ici, rien n’a jamais été ni ne sera jamais plus fort que les commérages sur les aventures des puissants, que les lamentations des riches, et celles des pauvres, et que la misérable splendeur de toutes les autres causes perdues.

Andrea Molesini, écrivain, poète et traducteur italien (vénitien).

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