Le Caire : rendez-vous au Riche

Le rendez-vous m’a été fixé par l’un de mes ex-professeurs de l’école de journalisme, que j’avais recontacté dans ma recherche d’emploi, en 2011. Je ne connaissais pas le lieu et je n’ai pas osé lui demander où il se trouvait, tant son ton au téléphone semblait pressé et clair. Il n’avait apparemment aucun doute que je connaissais l’endroit. En arrivant au Caire en 2008 pour travailler dans la presse, venant de mon Alexandrie natale, le centre-ville représentait une attraction comme pour tous les provinciaux «montés» à la capitale, notamment les intellectuels. Mais je n’étais pas aussi séduite à cause du rythme de vie quotidien. Je devais aller au travail et rentrer à des horaires stricts, me laissant peu de temps pour me promener ailleurs que dans le quartier populaire de Chobra que j’habitais.
Les lettres rouges
Sauf que le déclenchement de la révolution du 25 janvier 2011 sur la place Tahrir et les rues avoisinantes a bousculé toutes mes habitudes. Je me suis lancée alors dans ce centre-ville qui n’était dans mon esprit qu’un quartier commercial. Cette découverte s’est faite en compagnie de nouveaux amis que je rencontrais dans ce contexte. On se retrouvait dans les cafés populaires pour boire un verre et fumer la chicha, dans les limites de nos moyens. Mais le Café Riche ne faisait pas partie de nos haltes quotidiennes de jeunes journalistes. C’est pourquoi, le jour du rendez-vous avec mon professeur, j’ai pris comme repère la place Talaat-Harb, le rond-point d’où partent plusieurs artères menant aux autres places du centre, pour trouver le fameux café. J’ai fini par me renseigner auprès d’un commerçant qui m’a indiqué qu’il se trouvait à quelques pas de là. J’aperçois de loin les lettres rouges sur la vitrine entourée d’une façade en bois. La devanture se distingue parmi les autres commerces voisins. Comme un point encore oublié par le changement qui a touché les autres bâtiments anciens du centre-ville.
Je suis donc entrée pour la première fois au deuxième semestre 2011 au Riche, où m’attendait mon professeur. Celui-ci, surpris par mon émerveillement devant le lieu, me dit : «Comment, tu ne connais pas le Café Riche que fréquentait Naguib Mahfouz ?» L’information m’a coupé le souffle ! Me voilà donc installée au même endroit, peut-être même sur le même siège qu’a occupé le géant mondial de la littérature ! Sa trilogie Impasse des deux palais, le Palais du désir, le Jardin du passé et ses autres romans ont construit dans ma tête de jeune fille du delta d’Egypte, les rues, la magie et la grandeur du Caire. J’observais les tables et chaises anciennes, le serveur à l’uniforme bleu et la calotte blanche qui me rappelaient les vieux films égyptiens. Les murs près du bar étaient couverts de photos en noir et blanc d’écrivains, de comédiens et de personnalités publiques. Ils racontent l’histoire culturelle, artistique et politique de l’Egypte moderne.
Une porte secrète
Le café, qui s’enorgueillit de son authenticité égyptienne, avait été ouvert par un riche Autrichien, Bernard Steinberg, le 26 octobre 1908. Il a pris le nom de «Riche» un an après, quand il a été racheté par le Français Henri Ressigné, qui lui a donné le nom du célèbre café parisien. Appelé à rejoindre l’armée, il a dû le revendre en 1916 à un Grec, Michel Politsi. Celui-ci l’a cédé à un de ses compatriotes en 1932, puis un autre Grec l’a racheté en 1942. Le premier propriétaire égyptien, en 1960, a été Abdel-Malak Mikhael, qui travaillait dans les chemins de fer.
J’ai été bouleversée d’apprendre que le propriétaire a découvert une porte secrète au sous-sol du café ouvrant sur un couloir, puis à une pièce où se trouvait une ancienne presse typographique, datant de 1898. Il s’agissait d’une indication sur le rôle du café pendant la révolution de libération nationale de 1919. Ainsi, j’étais en train de boire une bière là où s’étaient cachés mes ancêtres militants contre l’occupation britannique. J’ai retrouvé l’information dans le livre de l’historien Abdel-Rahmane Al-Rafei, (Histoire nationale de l’Egypte 1914-1921), qui a évoqué la place des cafés pendant la révolution de 1919. C’est cette année-là que s’était caché, au Riche, le citoyen Aryan Youssef après avoir tenté d’assassiner le Premier ministre, Youssef Wehbé, parce qu’il avait formé un gouvernement aux ordres des Anglais.
Au départ, le Riche était conçu comme un café populaire et non un restaurant, où on servait de la bière et des boissons alcoolisées, comme dans d’autres établissements du centre du Caire, notamment le Café de la liberté. C’est pourquoi il a attiré les intellectuels pendant les années 50. Mais il a été transformé après sa réouverture dans les années 90, devenant restaurant, bar et salon de thé. Son nouveau propriétaire, Magdy Abdel-Malek, décédé il y a trois ans, se permettait de choisir ses clients. Installé en permanence à son bureau à l’entrée du café, il pouvait refuser un client dont la tête ne lui revenait pas en prétextant un manque de place, même s’il y avait des tables vides. Ainsi, certains intellectuels et poètes refoulés ont développé une hostilité contre le Riche au point d’écrire des vers le critiquant, comme l’a fait le célèbre poète Ahmed Fouad Negm. Une opposition claire s’est construite autour du Riche entre deux générations d’intellectuels. Les plus jeunes et plus à gauche condamnant la ségrégation pratiquée par Malek sur la base des apparences. Les plus âgés sont restés attachés au lieu pendant que d’autres clients «admis» ont continué à le fréquenter. D’illustres personnalités ont compté dans sa clientèle à travers les époques, y compris des non-Egyptiens (l’ex-président irakien Hussein pendant ses études au Caire dans les années 50). Deux présidents égyptiens, Nasser et El-Sadate, s’y rencontraient avant leur coup d’Etat des Officiers libres en 1952. Des vedettes du cinéma (Naguib Rihani ou Anwar Wagdi), mais aussi la grande danseuse engagée Taheya Carioca ont été des habitués. L’établissement a été le point de départ d’initiatives d’intellectuels contestataires à plusieurs occasions, dont «la révolution des écrivains» en 1972 après l’assassinat à Beyrouth du romancier palestinien Kanafani, par un commando israélien. En 1978, une manifestation des intellectuels contre les accords de paix de Camp David a été suivie d’une fermeture de plusieurs années. Ce ne fut pas la seule puisque le Riche a été fermé et rouvert à plusieurs reprises jusqu’à la fin des années 90.
«Ces bouts de liberté…»
«Mon premier souvenir du Riche remonte aux années 80, me raconte la photographe Randa Shaath, qui entretient une relation particulière avec le café. Je venais de terminer mes études à l’étranger et je suis rentrée en Egypte où mon premier travail a été de concevoir les couvertures de livres pour une maison d’édition. Quand mon directeur était content de mon travail, il m’invitait chez Riche pour manger des pigeons farcis.» Le café qu’a connu alors Randa était dans un long passage en plein air où les clients mangeaient et buvaient de l’alcool. Mais à la fin des années 90, il a été enfermé derrière une barrière en bois et une vitrine. Pour Randa, «cette transformation reflète la régression de la société égyptienne à l’égard des libertés puisqu’il n’était plus admis de boire de l’alcool en public».Elle soutient le propriétaire quand il fait le tri des clients car «c’est par souci de maintenir un espace de liberté et de tranquillité, notamment pour les femmes».
A la faveur de la révolution de janvier 2011, le café a connu une nouvelle jeunesse. Il a ouvert ses portes aux manifestants en tenue décontractée de la place Tahrir tandis que ses tables étaient décorées de drapeaux égyptiens dans de petits vases blancs. «Quand j’ai vu venir des petits jeunes, dont certains jouaient du luth en chantant les airs de Cheikh Imam, j’étais vraiment contente», dit Shaath. Les clients du Riche, toutes générations confondues, se sont remis à rêver en 2011, et les aînés partageaient avec les jeunes les aspirations à la liberté et à une société meilleure. On discutait des scénarios d’avenir d’une vie politique avec plus de pluralisme et d’ouverture à la diversité. Les jeunes qui comme moi rêvaient de partir à l’étranger ont renoncé à leurs plans pour rester place Tahrir. La participation à la vie politique de notre pays est devenue un objectif commun. Nous savourions ces bouts de liberté arrachés des griffes de la répression et de l’oppression de la dictature. Nous ne pensions pas alors que celle-ci allait revenir en force si vite. Nos rêves se sont évaporés. Les discussions sérieuses ont quitté le Café Riche parce que les clients intéressants n’étaient plus là, et la sécurité non plus.
Karoline Kamel, écrivaine et journaliste égyptienne.