Un café, des idées, l'addition

New York : au Cafe Society, le jazz à l’avant-garde des droits civiques

1945, Mary Lou Williams au Cafe Society, New York. Photo AKG. Images
1945, Mary Lou Williams au Cafe Society, New York. Photo AKG. Images

Le quartier de Greenwich Village, dans le sud-ouest de Manhattan, est en état de mort cérébrale depuis des années. S’il a conservé son charme résidentiel, avec de jolies maisons brownstones et rues arborées, le Village a été asphyxié par la gentrification, les condominiums avec piscines et salles de gym aux loyers exorbitants et par les Airbnb de luxe. Il fut pourtant, tout au long du XXe siècle, un refuge pour bohèmes sans le sou, immigrés, communistes, une marmite contestataire et artistique, berceau de la Beat Generation, puis capitale mondiale du militantisme LGBT.

C’est d’ailleurs à deux pas du Stonewall Inn, d’où sont parties les émeutes de juin 1969, au sous-sol du 2, Sheridan Square et face à un coquet petit parc triangulaire, qu’un certain Barney Josephson, vendeur de chaussures à Atlantic City pas franchement prédestiné, a mené une sacrée révolution à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. En décembre 1938, ce pionnier y ouvre le légendaire club de jazz Cafe Society, et fait tomber l’air de rien une barrière de la ségrégation raciale : «Je voulais un club où Noirs et Blancs pouvaient être ensemble sur scène, et s’asseoir à côté dans la salle, expliquera-t-il dans des enregistrements adaptés vingt ans après sa mort en mémoires (1) par sa veuve, Terry Trilling-Josephson. Un tel endroit, à ma connaissance, n’existait ni à New York ni ailleurs dans le pays.»
«La seule et unique culture de ce pays, c’est la musique»

Depuis la naissance du jazz, c’est toujours la même histoire bichrome : artistes noirs, public blanc. Même au Cotton Club, à Harlem, les Noirs n’étaient pas admis dans la salle, sauf à quelques rares exceptions. «Ça me dérangeait beaucoup qu’au Cotton Club, les Noirs soient parqués au fond de la salle, derrière des piliers ou des cloisons, se souviendra-t-il. Ça me rendait furieux que même dans leur propre ghetto, ils doivent subir cela. Et bien sûr, dans les autres clubs plus au sud de Harlem, où les artistes étaient noirs comme au Kit Kat Club, un Afro-Américain ne pouvait même pas entrer […]. La seule et unique culture que nous possédons dans ce pays, c’est la musique que les Noirs nous ont donnée. Le gospel, le blues, le jazz, le rock’n’roll, tous viennent des spirituals et des chants d’esclaves du Sud. Tout le reste a été importé d’Europe.» Pour la première fois, et dans un quartier majoritairement blanc, tout le monde est bienvenu au Cafe Society.

New York au Cafe Society, le jazz à l’avant-garde des droits civiques
New York au Cafe Society, le jazz à l’avant-garde des droits civiques

Le propriétaire du club n’a pourtant aucune expérience dans le monde du spectacle et de la nuit new-yorkaise, à l’époque largement contrôlé par la pègre. Né en 1902 à Trenton, dans le New Jersey, de parents juifs émigrés de Lettonie - père cordonnier, mère couturière - Barney Josephson débute sa vie professionnelle dans la boutique de chaussures de l’un de ses frères. «Je crois que j’en sais toujours plus sur le commerce des chaussures que sur le business des cafés-théâtres», plaisantera-t-il des années plus tard. Il a 35 ans quand, lassé des souliers et d’Atlantic City, et mordu de jazz, il déménage à New York, avec le vague projet d’ouvrir un cabaret et «7,80 dollars en poche», lit-on dans la nécrologie que lui consacre le New York Times à sa mort, en 1988. Les cafés politiques de Prague et de Berlin, qu’il découvre lors d’un séjour en Europe, l’ont profondément marqué. C’est d’ailleurs un cabaret politique créé à l’automne 1938 par The Theater Arts Committee (2) alors que le théâtre contestataire et social explose dans le New York de la Grande Dépression, qui finit par le convaincre d’ouvrir son club. Avec 6 000 dollars empruntés à deux amis et à son frère Leon, il loue le sous-sol de Sheridan Square pour 200 dollars par mois. Josephson laisse carte blanche à des artistes de Greenwich Village, du peintre conceptuel Ad Reinhardt ou du lithographe Adolf Dehn aux caricaturistes William Gropper et Sam Berman en passant par les illustrateurs Abe Birnbaum et John Groth, pour peindre des fresques sur les murs du club. «Je leur ai dit "Peignez ce que vous voulez", que j’allais ouvrir un cabaret politique avec du jazz, une satire des classes sociales supérieures», se remémorait Josephson. Cafe Society est le nom donné aux cercles d’élites intellectuelles issus des grandes familles new-yorkaises, notamment pendant la prohibition. Histoire que tout le monde comprenne bien l’ironie du nom, le proprio rajoute un sous-titre, The Wrong Place for the Right People, «le mauvais endroit pour les bonnes personnes».
La politique n’est jamais bien loin

Le succès est immédiat. Avec sa programmation exceptionnelle - Josephson est conseillé par le dénicheur de talents John Hammond - et son positionnement radical et progressiste, l’endroit se hisse très vite au rang de phénomène culturel. A la soirée d’ouverture, une certaine Billie Holiday chante devant le public métissé du Cafe Society. Elle s’y produira pendant neuf mois consécutifs, véritable rampe de lancement de sa carrière. Sous les voûtes de la vaste salle en sous-sol, dans les épaisses fumées de cigarettes, défile une liste d’artistes en forme de discothèque idéale pour fan de jazz, de boogie-woogie et de blues : Sarah Vaughan, Lena Horne, Hazel Scott, Art Tatum, Mary Lou Williams, Albert Ammons, Big Joe Turner, Count Basie, Nat King Cole, John Coltrane, Miles Davis…

New York au Cafe Society, le jazz à l’avant-garde des droits civiques
New York au Cafe Society, le jazz à l’avant-garde des droits civiques

Le club fait salle comble tous les soirs ou presque. Mais il est essentiellement fréquenté par des Villagers fauchés, intellectuels désabusés ou artistes subventionnés par le Works Progress Administration (WPA), sorte de Pôle Emploi mis en place par le New Deal. Josephson perd de l’argent dès la première année. «J’étais lourdement endetté quand je me suis rendu compte que j’étais la bonne personne au mauvais endroit, plaisante-t-il dans ses mémoires. Je ne suis pas un personnage du Village… Je me fonds beaucoup mieux dans la foule chic et élégante d’Uptown.» Il décide alors, en 1940, d’ouvrir une antenne de Cafe Society dans un quartier huppé, sur la 58e Rue, «là où était l’argent». Ironiquement, la naissance de ce cousin Uptown, rentable au bout de trois mois, a pour effet de populariser auprès de l’élite l’original, à Greenwich Village.

Mais l’histoire du Cafe Society n’est pas qu’une encyclopédie du jazz : la politique n’est jamais bien loin. Sur scène : c’est là qu’en 1939, Billie Holiday interprète pour la première fois Strange Fruit, sa chanson réquisitoire contre les lynchages des Afro-Américains dans le Sud, et avec laquelle elle clôturera ensuite tous ses tours de chant, dans un silence total. Le club organise également des événements politiques et des levées de fonds pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Et dans la salle, puisque s’y mélangent activistes, intellectuels radicaux et artistes, Noirs et Blancs. Le journaliste David Margolick (3) considère d’ailleurs Cafe Society comme une antichambre du mouvement pour les droits civiques, qui naîtra une décennie plus tard.
Dans une Amérique Au seuil de la «peur du rouge»

Mais c’est également la politique qui conduira le Cafe Society à sa perte. En mars 1947, Leon Josephson, le frère de Barney qui lui a prêté de l’argent pour démarrer son club, est assigné à comparaître devant le Comité de la Chambre des représentants sur les activités anti-américaines (House Un-American Activities Committee, HUAC), qui mène déjà la charge anticommuniste, devançant McCarthy. Pourtant marginalisé par le Parti communiste américain, Leon n’a jamais fait mystère de ses vues marxistes. Jugeant le comité anticonstitutionnel, il refusa de répondre aux questions, et fut reconnu coupable d’outrage. Les frères Josephson furent la cible de violentes diatribes des éditorialistes conservateurs. Dans une Amérique au seuil de la «peur du rouge», cette mauvaise presse entraîna une nette baisse de la fréquentation, de lourdes dettes, et la fermeture des deux Cafe Society moins d’un an plus tard. Cité dans les mémoires de Josephson, l’impresario de jazz Art D’Lugoff l’affirmait tel quel : «L’histoire de Cafe Society, c’est l’histoire de notre siècle.»

Isabelle Hanne, correspondante à New York.

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