Un café, des idées, l'addition

La Bellevilloise, de la faucille aux bobos

Le café de la Bellevilloise, vers 1905.Photo Coll. Im. Kharbine-Tapabor
Le café de la Bellevilloise, vers 1905.Photo Coll. Im. Kharbine-Tapabor

La girafe tourne son long cou vers une licorne qui regarde, impassible, un économiste atterré expliquer les conséquences de l’évasion fiscale. Certains auront pu reconnaître le «SAS» de la Bellevilloise, ses murs flanqués d’étonnants massacres d’animaux exotiques ou fantastiques. Dans cet immeuble Art déco, planté rue Boyer, au sommet de la rue de Ménilmontant, les concerts et les expos succèdent aux événements militants, comme, cette année, les 20 ans d’Attac ou le bicentenaire de Marx organisé par l’Humanité. Quelques-uns notent, en façade, le bas-relief d’une faucille et d’un marteau. Mais combien savent que dans le «Loft», vaste salle de conférences à l’étage, Jaurès tint quelques meetings avant qu’un cinéma populaire, l’Etoile, ne s’installe dans ce qui s’appelait alors la salle «Lénine» ? Car si associations ou organisations de gauche aiment à organiser fêtes ou lancements de campagne dans l’immeuble de la rue Boyer, ce n’est pas que pour la déco, mais aussi pour le lieu de mémoire. En effet, ce n’était pas rien «la Belle», au tournant des XIXe et XXe siècles !

Le mode coopératif a le vent en poupe

En 1877, alors que le Paris ouvrier se relève difficilement de la Commune, 20 ouvriers décident de s’associer en coopérative de consommation. L’idée est de créer ce qu’on appellerait plutôt de nos jours une «épicerie solidaire», proposant à bas prix des produits de première nécessité dans un des quartiers les plus populaires de Paris. Les bénéfices qui ne sont pas investis sont partagés entre les sociétaires. Ce mode coopératif, ici pour la consommation, mais ailleurs pour la production, a alors le vent en poupe dans un mouvement ouvrier qui «souffle lui-même sa propre forge» contre un modèle capitaliste qu’il dénonce et concurrence. Il ne s’agit donc pas seulement de nourrir la classe ouvrière, mais aussi de porter un projet émancipateur. Des coopératives, il y en a bien d’autres à Paris ou en France, aux noms évocateurs : l’Egalitaire, dans le Xe arrondissement, la Libératrice, dans le XVIIIe, l’Emancipation, à Choisy-le-Roi, le Progrès social, à Sceaux ou la Revanche prolétarienne, à Douvrin, dans le Pas-de-Calais. Dans le XXe arrondissement, ce sera la Bellevilloise : nettement moins engagé comme nom, mais qu’importe.

La première semaine, l’épicerie ouvre deux soirs au 10, de la rue Henri-Chevreau, tenue bénévolement par les ouvriers après leur journée de travail, qui écoulent facilement le premier stock d’huile, vin, haricots, lentilles, macaronis et vermicelles. Quelques semaines plus tard, ils peuvent diversifier l’offre, ouvrir un livre de comptes, déposer des statuts. Des sociétaires les rejoignent, aident à la vente. En quelques années, les bénéfices ont permis de s’étendre, d’ouvrir une boulangerie, une meulerie, une charcuterie, un magasin de nouveautés. On trouve de tout à la Bellevilloise, nourritures liquides et solides, parapluies, matériel de jardinage, articles ménagers. Les sociétaires sont passés de 20 à plusieurs milliers. Et surtout, à la différence des autres coopératives, la «Belle» se lance dans l’œuvre sociale et culturelle.

La «maison du peuple» et l’émancipation

Dans les années 10, en plus d’une dizaine de magasins (qui désormais salarient du personnel), la Bellevilloise compte une chorale (la Muse Bellevilloise), un patronage pour les enfants des sociétaires, une bibliothèque riche de plus de 5 000 titres, une université populaire (la Semaille) où enseignait entre autres l’anthropologue Marcel Mauss. On peut aussi y suivre des cours de théâtre, de musique, d’espéranto. Une caisse de solidarité est créée pour fournir des secours aux accidentés du travail, ou aux veuves et aux orphelins. En 1906, pic du nombre de grèves du début du siècle, 10 000 kilos de pain et 2 000 litres de lait sont distribués aux grévistes. L’association se préoccupe aussi de la santé des travailleurs, ouvre une pharmacie, offre des consultations médicales gratuites dans son dispensaire. En 1909, la Bellevilloise peut faire construire une vaste Maison du peuple, aux numéros 19-21 de la rue Boyer, soit la Bellevilloise que nous connaissons actuellement. Le mot «Emancipation» est gravé en façade, sur le devant de la marquise.

Les soirs de victoire électorale socialiste, la fête bat son plein dans le café de la Maison du peuple. Le 26 avril 1914, ses locaux accueillent l’une des urnes du référendum organisé par la Ligue pour le droit des femmes : «Pensez-vous que les femmes doivent pouvoir voter ?». Le oui l’emporte.

Dans les années 20, la Bellevilloise gravite dans l’orbite du Parti communiste, qui fait tomber la marquise de la façade et son «Emancipation» pour y graver la faucille et le marteau qui subsistent. C’est le bon résultat de Thorez au premier tour des législatives de 1930 que l’on fête rue Boyer, occasionnant une intervention «musclée» - entendez donc violente - de la police. Car dans les années 30, le préfet de police, Chiappe, proche de l’extrême droite, a les coopératives ouvrières, désormais souvent communistes, dans le collimateur. La guerre administrative qu’il leur mène, ajoutée à une gestion maladroite et fragilisée par des luttes intestines entre les administrateurs, précipite la Bellevilloise vers la chute. La faillite de sa banque, la Banque ouvrière et paysanne, au printemps 1936 donne le coup de grâce. Née après la Commune, la «Belle» meurt à l’aube du Front populaire, passerelle tristement interrompue entre ces deux grands moments du mouvement ouvrier, page tournée d’un mouvement associatif qui plongeait ses racines dans le socialisme quarante-huitard et l’héritage de Proudhon.

Un Brunch dans ces murs chargés de mémoire

Un temps perdue pour la gauche (on rassembla dans les locaux de la Bellevilloise les Juifs raflés les 16 et 17 juillet 1942 avant de les envoyer au Vél d’Hiv, puis en déportation), vendue en 1950 à une caisse de retraite, la Maison du peuple de la Bellevilloise est rachetée en 2000 et transformée en lieu de culture branché. Reste que le prix du brunch signe plus la gentrification du quartier que le réveil de l’émancipation populaire, n’en déplaise aux organisations de gauche qui peuvent s’offrir ces murs chargés de mémoire pour leurs manifestations. C’est finalement plus au Lieu-Dit, un café sis un peu plus bas sur la butte de Ménilmontant, rue Sorbier, où Hossein ouvre gracieusement ses salles aux Caféministes des Effronté·e·s, aux Causeries des Lilas sur l’antiracisme politique, au Salon du livre politique indépendant, aux enregistrements de Là-bas, si j’y suis de Daniel Mermet, entre autres débats politico-militants où souvent l’on croise Frédéric Lordon, Eric Hazan ou Laurence De Cock, que se perpétue l’esprit émancipateur et d’éducation populaire de la «Belle».

Mathilde Larrère est spécialiste des mouvements révolutionnaires et du maintien de l’ordre en France au XIXe siècle. Chroniqueuse sur les sites Arrêt sur images et Mediapart avec Laurence De Cock pour une chronique intitulée «les Détricoteuses». Dernier ouvrage paru : Des intrus en politique. Femmes et minorités : dominations et résistances, avec Aude Lorriaux, aux éditions du Détour, 2018.

* La Bellevilloise (1877-1939), ouvrage collectif sous la direction de Jean-Jacques Meusy, Créphis, 2001.

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