Un café, des idées, l'addition

Derniers fantômes au Café Gijón de Madrid

Un café, des idées, l'addition

On arrive à la Puerta del Sol où tous les pas nous mènent, que l’on ait erré aujourd’hui dans la turbulente Chueca, l’incliné et séduisant Lavapiés, ou nagé dans l’ivre Latina, on est là, devant l’enseigne du chanteur en forme de bouteille de bière, et on remonte la rue d’Alcalá en direction des quartiers plus solennels, qu’on ne fréquente finalement que rarement. On atteint, au bout de la rue, la fastueuse fontaine de Cibeles, où l’on viendrait fêter les titres du Real Madrid si l’on était un supporteur de ce club détestable, puis on bifurque à gauche sur le Paseo de Recoletos, large et ombragé. C’est l’été, il fait une chaleur démoniaque à Madrid, mais l’on s’y sent irrésistiblement bien, on flâne sous les palmiers et les magnolias. Là, au numéro 21, la belle façade en marbre et boiseries est flanquée, depuis le 15 mai 1888, du nom de Gran Café de Gijón. De l’autre côté du trottoir, sur la promenade même, la terrasse du café. On respire un bon coup, on se signe et on pénètre dans le temple de la vie madrilène.

Le rite sacré des «tertulias»

Murs en bois vernissé, tables en marbre noir, et non gris comme dans la plupart des bars espagnols, grande salle tenue par des colonnes et des serveurs en veste blanche immaculée. Je m’assois là, à cette table près de la fenêtre, avec toute la perspective devant moi. Je commande un café solo, je tourne la cuillère, pas de sucre pourtant mais c’est pour le mouvement, et j’attends.

Il n’y a plus grand-chose au Café Gijón, mais on guette les ombres.

Pas grand-chose, quelques robes, des costumes-cravates, des touristes, quelques pas empesés, l’accent sec de Madrid. On guette la rumeur des conversations qui ont longtemps animé le café, et qu’on appelle ici tertulias. On y parlait de tout, par groupe, et souvent par thème : politique, littérature, art, on s’écharpe, on échange, on invente - comme on le fait, en réalité, dans tous les cafés de Madrid. Au Café Gijón, la pratique millénaire s’institutionnalise et devient un mythe : les tertulias sont un rite sacré, une manière d’habiter le monde, de l’interroger, de le reformuler. Tous les écrivains, intellectuels, journalistes, artistes se retrouvent au Gijón dans ce but. On arrête ainsi le cours du temps un instant, et on s’y loge. Alors je tends l’oreille. Mais aujourd’hui, si je ne m’abuse, c’est surtout le ronron de la machine à café qui emplit l’air, scandé par le choc du percolateur contre le rebord. Je commande une tortilla. Le carnet est ouvert.

Après une heure et demie d’attente, à scruter les murs, les affichettes, les tableaux, tous les souvenirs d’un glorieux passé, j’entends finalement un bruit. Il vient du sous-sol. Je me lève, pousse une porte, descends les marches et arrive dans une grande salle en forme de sous-marin. Quel con, ils étaient tous là. Un fantastique brouhaha s’élève de la fumée crémeuse des cigares. Ça crie, ça harangue, ça boit. Je commande un whisky au comptoir, et me glisse, discrètement, sur la banquette du milieu.

Les fantômes ont dû se réfugier un jour ici, dans cette salle obscure, où ils pouvaient enfin se retrouver entre eux, loin du regard inquisiteur des touristes.

- «Cállate Fernando !
- Je te dis que non, c’est pas ça.
- Godard est le plus grand.
- On n’y comprend rien.

- Vous essayez tous d’imiter Machado, bande d’incapables, alors qu’il faut inventer la poésie de demain, celle des prochains Maïakovski et Apollinaire !

- Tournée générale !
- Allez vous faire foutre.»

La glorieuse génération de 1898

Lentement, je commence à distinguer les visages à travers ce rideau épais ; des cris, des bras levés, on tance le généralissime Franco, on s’engueule ; là-bas, dans son coin, oublié déjà, je reconnais la barbe fournie et les lunettes rondes du grand Ramón María del Valle-Inclán, penché sur son habituel menu à 4 pesetas, filet de bœuf, œufs et frites ; derrière, attablée, c’est toute la glorieuse génération de 1898, Pérez Galdós, Ramón y Cajal (on le reconnaît à son veston), Canalejas et les autres ; je m’éloigne, j’arrive vers deux visages tendus : García Lorca et Dalí scrutent l’air.

- «Federico, allez, aide-moi à trouver une mouche.

- Hé, je fais ce que je peux, mais on n’y voit rien.»

Ils sont tous là, dans la lumière pâle et les éclats de rire ; je tangue vers le comptoir, commande un whisky, repars vers les ombres ; il y a aussi, plus loin, ceux qui ont débarqué pendant la guerre civile ou après, trouvant un pays en déliquescence, en état de choc absolu, et qui vont essayer, entre les tables en marbre et les parois lambrissées, de repenser les choses, de patiemment reposer les bases d’une société.

Le Café Gijón, dans ces terribles années 50 et 60, va jouer un rôle central dans la vie intellectuelle espagnole. C’est ici que se réinvente une certaine unité nationale, ici que l’ancien prisonnier des geôles franquistes partage un verre avec le putschiste entré triomphalement dans Madrid. Tout ou presque se joue là. Que vous soyez écrivain, intellectuel, journaliste ou actrice, c’est ici, au Café Gijón et nulle part ailleurs, que vous devrez passer chercher la reconnaissance, la légitimité ou l’absolution. Tous les écrivains de ces années-là s’y pressent, et ils sont aujourd’hui amassés autour de la table du fond : le hiératique Camilo José Cela, Prix Nobel de littérature en 1989 et figure tutélaire des lettres espagnoles, Manuel Alexandre, Gabriel Celaya, Alvaro de Luna, mais aussi Truman Capote, dont l’œil d’aigle balaie la salle, à côté d’Ava Gardner et d’Orson Welles, qui s’échangent un Montecristo havanais.

Dingues et paumés, poètes et Chats sauvages

C’est cette porte du Café Gijón que poussa un jour, venu de sa province, le grand homme aux larges lunettes que j’aperçois, debout, Francisco Umbral. Devenu l’un des piliers de la littérature nationale, il consacrera, en 1977, un magnifique livre au café et à la vie intellectuelle de ces années, La Noche que llegué al Café Gijón. A côté de lui, des écrivaillons qui tressent des alexandrins aux cous de leurs muses andalouses, des journaleux qui se prennent pour des Hemingway de Castille ; assise, Sandra, sublime liane aux manteaux touchant terre, traînant une vie mythologique derrière elle, d’amants sublimes et de voyages fabuleux, et qui règne depuis sur ce parterre bigarré ; autour d’elle un ballet constant de mannequins aux jambes comme des fuseaux fumant du tabac noir, d’agents torves, de poètes désargentés aux cheveux longs ensorcelant leur audience à coups de vers et d’extravagants récits, des filles de l’air soignant leurs angines de poitrine, des peintres ratés s’efforçant de coller au patron montmartrois ; on aperçoit un peu plus loin Luis Delgado Benavente, qui organise des tertulias avec lui-même, soliloques déchaînés au cours desquels il s’affronte violemment à ses propres arguments ; tous les naufragés du petit matin, comme ce jeune gars qui déclame des discours sur la Gran Vía avant de venir s’asseoir là, devant sa flasque qu’il lève en cadence et un exemplaire du New York Times daté du début du siècle ; les dingues et les paumés, les poètes et les chats sauvages, les ambitieux, tout le monde défile ici, selon l’heure, les clampins du quartier, les zoneurs qui s’endorment sur leur bras et que le serveur réveille gentiment, les filles à vison, les vagabonds mystiques, les intrigants, les antifranquistes, la bourgeoisie madrilène conservatrice, les féministes, qu’on appelle «les progressistes», pantalons et clopes au bec, qui parlent aussi fort que tous, il y a les graves et les légers, venus de Galice ou d’Estrémadure, il y a les théâtreux et les fumistes, les génies et les notables, on vient ici pour ça, le spectacle infini de la comédie madrilène, tous les rats et les rois, les princesses déchues et les Rastignac, toute cette faune sublime qui s’agite et crie, se déchire et se rabiboche. Il y a le monde entier au Café Gijón.

«Du calme les gars, on s’entend pas !

- On reverra un jour Paris, dis ?

- Il faut d’abord retrouver le corps de García Lorca.»

Je reprends mon souffle aux toilettes, puis repars vers l’immense charivari.

J’essaie de ne pas cligner des yeux pour que la vision reste intacte. J’aperçois un homme un peu enrobé seul, là-bas, dans l’angle. Je m’approche. Son visage est penché sur une feuille.

«Bonsoir, me dit-il d’une voix grave. Vous pourriez m’apporter un autre verre de rhum ? Je dois écrire ma greguería quotidienne et l’envoyer au journal, et aujourd’hui je ne trouve rien.»

Quand je reviens avec le verre, l’homme a fini sa phrase. Il me la montre. «Le torticolis du pendu est incurable.» C’est drôle, je lui dis. Il me dit non, c’est déplorable, mais ça fera l’affaire.

Le génial Ramón Gómez de la Serna, qui vient d’achever sa 8 345egreguería, ce genre qu’il a lui-même inventé, se lève.

«Ne dites pas aux autres que je suis passé, ils le prendraient mal, me susurre-t-il. J’ai mes quartiers dans le café d’à côté, le Pombo, mais je voulais simplement voir si le rhum du Gijón pouvait me réveiller les neurones.»

Et il disparaît.

Les yeux me piquent, je me lève moi aussi.

Je remonte les étages. Là-haut, dans la salle principale, le calme et l’air pur me lavent.

Je sors : les portes en bois sont toujours là, le nom aussi, mais le Café Gijón n’est plus. Vive le Café Gijón ! La tertulia et la conversation restent les passions de Madrid, il suffit de s’asseoir dans un bar, le plus misérable ou le plus prestigieux qui soit, et la valse commence ; le Café Gijón n’est plus mais Madrid n’a cessé de bruisser, la ville est un immense comptoir ; que le mouvement des Indignés soit né ici, sur la Puerta del Sol, est loin d’être un hasard, il a jailli directement de cet appétit madrilène pour la causerie, transformant le pays et ses places en un gigantesque forum à ciel ouvert.

La littérature, le cinéma, le spectacle ne se façonnent plus dans un seul lieu, mais partout. Le grand café porte un nom que vous connaissez tous et il a la taille du monde. Plus besoin de la légitimité qu’accordait le Café Gijón pour devenir écrivain ou artiste, tout le monde peut le devenir, ça rend peut-être fou les notables et les gardiens du temple, mais c’est ainsi.

Je redescends l’avenue et m’élance dans les rues encore chaudes de Madrid. Tout s’ouvre devant moi. Les fantômes sont sympathiques, mais j’aime encore davantage les trottoirs sales et colorés du présent. La ville palpite devant moi. Un cri résonne sur l’avenue.

Pierre Ducrozet, Ecrivain, historien.

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