Zurich: le Café Odeon, théâtre des avant-gardes révolutionnaires

On sort de la gare de Zurich par l’accès principal, plein sud. Droit devant, la Bahnhofstrasse s’ouvre dans l’ombre d’un monumental Alfred Escher, fierté locale haute de quelques mètres, avec autant de piédestal. Cette gloire statufiée n’est pas un artiste ou un philosophe, mais un notable du cru, dont la renommée tient à deux exploits : la fondation du Crédit suisse et l’idée de creuser une ligne de chemin de fer sous le massif du Saint-Gothard. On a les figures tutélaires que l’on peut.
On déambule dans un ballet de tramways à la ponctualité mondialement célèbre et un alignement d’enseignes invite à s’abandonner à l’ivresse de la consommation compulsive. Chanel ou H & M, Prada ou Zara, Dior ou Benetton, l’œcuménisme est de mise, la Bahnhofstrasse s’offre à toutes les bourses ou presque, sans discrimination.
Façade en travertin
Qui goûte modérément les délices du shopping effectuera un pas de côté, pour suivre les quais de la Limmat. La rivière s’échappe quelques mètres plus loin du lac, et goélands et cygnes témoignent de la proximité de cette étendue d’eau en forme de banane héritée de la dernière glaciation. Sur les deux rives se dresse la vieille ville avec ses clochers : à droite, l’église Saint-Pierre au cadran de près de neuf mètres de diamètre et la Fraumünster aux vitraux peints par Chagall, à gauche les deux tours de la Grossmünster, masse austère à l’intérieur réjouissant comme celui d’une grotte, emblème d’une ville façonnée au XVIe siècle par la Réforme.
Encore quelques pas entre les bâtisses bourgeoises des quais, un magasin de souvenirs helvétiques - caquelons, couteaux suisses et bibelots à la gloire des bovins -, les bâtiments publics aux tons gris de la molasse du Plateau suisse, les terrasses chauffées en hiver pour y déguster de la fondue à l’appenzeller… et l’on aperçoit, au bord du lac, l’opéra. Voici Bellevue, cœur de la principale métropole suisse, quartier parmi les plus animés et les plus riches de la ville.
Là, depuis 1911, se dresse un bâtiment à la façade en travertin tirant sur le rouge, dont la destruction a été empêchée par les protestations de la population il y a un peu plus de cinquante ans. Dehors, de part et d’autre de l’angle de l’immeuble, deux fois deux rangées de tables, avec des parasols ouverts en été et, en hiver, des fourrures sur les sièges, vous attendent pour dévorer des hamburgers et siroter du prosecco, le plus suisse des vins italiens. Car ce n’est pas un immeuble qu’ont sauvé les riverains, mais une institution : le Grand Café Odeon.
Les stores et l’enseigne surplombant les deux grandes portes battantes annoncent la couleur : rouge. La teinte cerise des banquettes et des sièges leur répond de l’intérieur où, Art nouveau oblige, ça brille à toute heure et en toute saison, la lumière des lustres se reflète dans les gigantesques miroirs, des rampes en laiton serpentent en haut et en bas du comptoir - un comptoir : une rareté en Suisse, et celui-là se remplit chaque soir -, l’or occupe jusqu’aux crochets des portemanteaux. La hauteur du plafond favorise-t-elle la germination des idées ? Si oui, voilà une explication possible à la liste délirante d’écrivains, de peintres, de penseurs politiques et de savants dont les fesses ont reposé sur le cuir rouge de cet Odeon à l’atmosphère comme figée plusieurs décennies en arrière.
Le «wagon plombé»
James Joyce, l’un des plus célèbres habitués du lieu, y aurait passé de longues heures à rédiger Ulysse et à discuter avec le peintre Frank Budgen, son premier lecteur et critique. On veut croire qu’il a aussi échangé quelques mots avec Augusto Giacometti. Moins célèbre que son petit-neveu Alberto, le peintre suisse avait son atelier dans l’immeuble et a laissé, grand prince, une Farbstudie très kandinskienne dans le livre d’or que tenait la propriétaire de l’époque - en 2017, une vente aux enchères a permis à ce condensé de souvenirs zurichois de trouver un heureux acquéreur pour la modique somme de 42 000 francs suisses.
Selon toute probabilité, Joyce comme Giacometti ont croisé à l’Odeon un certain Vladimir Ilitch. En février 1916, Lénine loge avec sa femme dans une rue voisine, après avoir fui la Galicie où les autorités austro-hongroises, suspicieuses à l’égard des ressortissants russes, lui avaient fait durant quelques jours l’honneur de leurs prisons.
Il fréquente les militants socialistes réfugiés comme lui en Suisse, lit Marx et Engels dans les bibliothèques de la ville et écrit l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Entre deux séances de travail, il épluche à l’Odeon, dit-on, la presse internationale - café viennois oblige, tout est là sauf la Pravda. Il apprend début 1917 la nouvelle de la révolution de Février en Russie, et c’est sans doute là, derrière les immenses vitres donnant sur le Limmatquai, que prend forme l’idée de renverser le gouvernement provisoire. Fin mars, une entrevue réunit le futur président du Conseil des commissaires du peuple et quelques fidèles : Radek, Zinoviev, Sokolnikov… Un train surnommé «le Wagon plombé» part le lendemain et mènera une poignée de bolcheviks en Russie via l’Allemagne, la Suède et la Finlande, pour un périple de 3 200 kilomètres dont on connaît les suites. Difficile de ne pas imaginer, perdues dans le bruit et les volutes de la fumée chatouillant les lustres de l’Odeon, quelques idées qui finiront dans les «Thèses d’avril» et, surtout, pèseront pour plusieurs décennies sur la destinée de la Russie et du monde.
Dans la même odeur de tabac et d’alcool, une révolution artistique a précédé de quelques mois la politique. Car s’il a sans doute élaboré des stratégies aux conséquences incalculables, Lénine concevait aussi à l’Odeon des plans sur 64 cases noires et blanches : il disputait des parties d’échecs avec un certain Tristan Tzara, qui lui-même ignorait le passé et encore plus l’avenir de son partenaire de jeu.
Tzara, poète roumain d’à peine 20 ans, arrive à Zurich en 1914 et rencontre bientôt l’auteur allemand Hugo Ball, expulsé d’Allemagne pour ses sympathies bakouniniennes. Dans l’arrière-salle d’une auberge de la vieille ville, ils créent le Cabaret Voltaire et invitent d’autres artistes à des soirées de danse, de musique et de jeux littéraires annonçant le surréalisme.
Ironie de la géographie, c’est donc à deux pas de la statue de Zwingli que, de ces réunions quotidiennes de jeunes épris de poésie et de peinture, va naître le mouvement dada. D’un côté, le sévère curé zurichois a gagné sa ville à la Réforme en 1523, avant de tenter de l’imposer aux cantons voisins - y compris par la force, au point qu’il meurt au combat lors de l’une des premières guerres de religion suisses. De l’autre, quelques bohèmes fuyant la Première Guerre mondiale autant que l’ennui de la société bourgeoise créent l’un des mouvements artistiques les plus originaux du XXe siècle.
«Le lac sourit aimablement»
Quand, à l’été 1916, le patron de l’auberge congédie ses hôtes trop bruyants au goût du voisinage, l’Odeon, qui n’a pas d’heure de fermeture, leur offrira l’asile.
Depuis, les empires se sont effondrés, les guerres européennes sont finies. Zurich n’accueille plus de réfugiés politiques, d’artistes et de scientifiques venus des quatre coins de l’Europe. Déjà, en 1938, le poète hongrois Ödön von Horvath, fuyant le nazisme, constatait avec amertume : «Les villas des millionnaires sont entourées de magnifiques jardins, et le lac sourit aimablement.»
Aujourd’hui, sur les quais, le vrombissement des Porsche, des Jaguar et des Lamborghini rappelle la proximité de la Paradeplatz, où se dresse le siège du Crédit suisse et dont le sous-sol, dit la légende, regorge de lingots - quant à l’origine desdits lingots, voilà un sujet qu’on aura l’élégance d’éviter d’aborder avec la population locale.
En 1968, bien loin de la folie dada, mais toujours dans l’ombre de Zwingli et d’Escher, l’Odeon mettait dehors une cliente coupable de porter une minijupe. Le café a perdu depuis la moitié de sa surface au profit d’une pharmacie et ferme à minuit en semaine, à 2 heures le week-end. On ne fume plus dans les cafés suisses depuis 2009, mais on peut y suivre les matchs de la Coupe du monde.
Et qui sait : en dépit de la tranquillité apparente du «plus grand village du monde», selon le mot d’un habitué rencontré il y a quelques années, un café dont le marbre rose vous suit aux toilettes et où presque tout fut réinventé il y a un siècle peut encore surprendre son monde.
Manouk Borzakian, géographe.