Un café, des idées, l'addition

Bagdad cafés

Au café Shahbandar, l’un des plus anciens salons de thé de la ville, en 2011.Photo Spencer Platt. Getty Images. AFP
Au café Shahbandar, l’un des plus anciens salons de thé de la ville, en 2011.Photo Spencer Platt. Getty Images. AFP

Ils se retrouvent presque quotidiennement autour de la même table, mais ils ne sont pas pour autant sur la même ligne. Loin de là. Quand l’un parle, les deux autres grimacent ou soupirent. Quand le plus bavard et rigolard fait son numéro, ses compagnons regardent ailleurs. Tous trois écrivent, se lisent dans les colonnes des journaux différents où ils signent leurs textes respectifs. Chacun a publié en outre un roman, un essai ou un recueil de poèmes.

Ils se suivent aussi sur les réseaux sociaux et se critiquent généreusement. Puis ils viennent prolonger leurs débats en fin d’après-midi au café Ridha Alwan. Situé sur l’artère commerciale la plus animée du quartier de Kerrada, parallèle à la corniche du Tigre, l’établissement est devenu le rendez-vous incontournable des intellectuels irakiens. Une fréquentation rendue possible par la sécurisation récente du centre de Bagdad après des années de guerres et d’attentats aussi réguliers que meurtriers.

Café turc torréfié et moulu sur place

Brûlerie de café à sa création en 1960, Ridha Alwan a été repéré longtemps par les amateurs de bon café. Il sert aujourd’hui le meilleur expresso de Bagdad - voire le seul buvable - sans parler de son excellent café turc torréfié et moulu sur place qui embaume le lieu. Il a été transformé en «café culturel» par le petit-fils de son fondateur. Ridha junior, 40 ans, a refait la décoration en installant des bibliothèques sur tous les murs. La façade est peinte en rouge, comme le logo de la maison qui se détache sur le fond blanc des tasses et des paquets de café.

Ici, pas de chicha ou de dominos, comme dans les cafés traditionnels d’Irak et du reste du monde arabe, fréquentés exclusivement par les hommes. Des femmes très minoritaires, parfois même cheveux à l’air, chose rare à Bagdad, sont présentes parmi les écrivains, artistes, journalistes, étudiants de tous âges et horizons. Certains, attablés seuls, dégustent leur café en lisant le journal ou en travaillant sur leur ordinateur portable. D’autres se retrouvent à plusieurs pour discuter des affaires du jour ou des questions de toujours, comme les trois compères en désaccord.

«Ecrivain satirique», comme il se présente, Hamed al-Hamrani tient une chronique tous les jeudis dans le quotidien l’Observateur irakien, organe des milices chiites du Hezbollah irakien. Auteur de plusieurs livres satiriques, dont Wrong Side, le sexagénaire chétif semble lui-même du mauvais côté en défendant les milices sectaires. Son optimisme convenu sur la «force des Irakiens qui ont vaincu Daech par leur sacrifice et leur foi» contraste avec son aspiration à «faire rire au temps des pleurs», comme il le dit. Ses contradictions irritent ses compagnons de table.

En soirée, la clientèle rajeunit

De dix ans son cadet, Hamid al-Mokhtar, romancier et poète, publie également ses écrits dans la presse irakienne. Il ne partage pas l’enthousiasme de son confrère. «Les partis communautaires ont tué la religion tant ils l’ont exploitée politiquement», dit-il à l’adresse de celui qui défend les milices l’employant. «Avant, j’étais partisan d’un Etat religieux, mais maintenant je suis convaincu qu’il faut séparer la religion de l’Etat pour mettre fin à toute cette manipulation.» Il se réjouit de voir apparaître un puissant mouvement laïque et même athée dans la jeunesse irakienne parce que «beaucoup de jeunes sont en train de découvrir la corruption et l’hypocrisie des leaders religieux», assure-t-il.

Dans une société irakienne écrasée par le pouvoir des tribus et des milices sectaires, le café Ridha Alwan offre un rare espace d’expression aux intellectuels progressistes qui ne trouvent pas leur place dans le système verrouillé. Adnan Jomaa, le troisième régulier de la tablée, est plus discret, mais il parle de l’ouvrage qu’il a publié sur «les poètes juifs irakiens». Il y retrace le parcours de neuf poètes exilés depuis les années 50-60, en Israël ou en Australie notamment, et qui ont continué d’exprimer dans leur poésie leur nostalgie de l’Irak de leur enfance et jeunesse.

En soirée, la clientèle de Ridha Alwan rajeunit. Cinéastes, journalistes, musiciens trentenaires croisent leurs cadets étudiants. La nouvelle génération de Bagdadis qui traîne à Kerrada a la même allure que les hipsters d’ailleurs. Unis par un rejet de leur «société traditionnelle, de son conservatisme et de son communautarisme», résume Haidar, étudiant aux Beaux-Arts, ils sont assoiffés de culture.

Leur autre repaire dans le quartier se trouve à 100 mètres de Ridha Alwan, sur le trottoir d’en face : «Un café, un livre». Ce nouveau concept invite le client, après avoir commandé son café, à choisir un ouvrage mis à disposition dans les étagères. Au premier étage d’un immeuble ordinaire, le lieu est aménagé comme une salle de séjour arabe traditionnelle, avec des coussins par terre et des plateaux en cuivre frappé de calligraphies pour poser les tasses et les boissons. Des soirées-débats autour d’un livre ou d’un auteur y sont régulièrement organisées. Mais aussi des lectures de poèmes accompagnées au luth par un jeune musicien : «On ranime ici l’Irak de toujours qui avait disparu ces dernières années. L’Irak, terre des artistes, des musiciens et des poètes.»

Pays arabe où l’on lit le plus

Le vendredi, jour de repos hebdomadaire en Irak, d’autres cafés de Bagdad s’animent, attirant les mêmes vieux intellectuels et les plus jeunes de Kerrada qui migrent vers la rue Al-Mutanabbi. L’artère qui porte le nom du poète abbasside du Xsiècle, considéré comme le plus grand poète arabe de tous les temps, accueille un immense marché du livre sur les trottoirs.

Avant ou après avoir fait leur marché, les lecteurs affluent vers le grand café Shahbandar, établissement historique du vieux Bagdad. Chacun montre à ses compagnons et voisins ses acquisitions et s’échange critiques et appréciations dans le pays arabe où l’on lit le plus. Les serveurs font des acrobaties avec des plateaux pleins de petits verres de thé qu’ils portent bien haut pour éviter de les renverser sur les clients. L’accident est évité de justesse à chacun de leurs mouvements à travers la grande salle aux miroirs et aux photos anciennes de stars de cinéma des années 50 en noir et blanc.

Serrés sur des banquettes hautes et étroites, des rangées de jeunes filles et garçons discutent, rient et profitent de cet îlot hebdomadaire de convivialité et de liberté par rapport au reste d’un pays où ils se savent marginalisés. «Ils viennent surtout là pour retrouver le patrimoine et une ambiance traditionnelle irakienne» dit le patron de l’établissement. Derrière sa caisse à l’entrée, le septuagénaire, qui a perdu femme et enfants dans l’incendie de leur appartement, revit «les jours d’avant-guerres».

Hala Kodmani

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