Le Rick’s Cafe, un ersatz de «Casablanca»

Si vous avez vu Casablanca, le film tourné en 1942 par Michael Curtiz, vous vous souvenez sûrement du Rick’s Cafe, où se déroule la majeure partie de l’intrigue. C’est là qu’Ingrid Bergman retrouve Humphrey Bogart. C’est là que Sam, le pianiste, joue As Time Goes by. Et c’est là qu’Ingrid Bergman prononce une des répliques les plus célèbres du cinéma : «Play it again, Sam !»
Sauf qu’elle ne le dit à aucun moment du film. Cette phrase compte parmi les quelques répliques cultes du cinéma qui n’ont jamais été prononcées. Comme le fameux «Come with me to the casbah !» que Charles Boyer n’adresse pas à Hedy Lamarr dans Casbah, le remake de Pépé le Moko tourné à Hollywood en 1938 - qui est une des sources d’inspiration de Casablanca. Casablanca, Alger : le cinéma américain aime alors conjuguer l’exotisme oriental au pittoresque français pour installer une ambiance romantique et érotique.
Un night-club huppé quoiqu’interlope
L’action de Casablanca se déroule en décembre 1941, dans la ville la plus européenne du Maroc, alors soumis au régime de Vichy. Ouverte sur l’Atlantique, elle est le lieu de tous les trafics : s’y croisent espions, escrocs, et réfugiés de toutes les nationalités, sous le regard de la police de Vichy et des représentants de l’autorité allemande. Ce petit monde se retrouve au Rick’s Cafe, à la recherche d’argent, d’informations ou d’un visa pour le Portugal et ensuite l’Amérique. Everybody Comes to Rick’s, tel est le titre de la pièce dont le scénario est inspiré. Rick, le propriétaire de ce night-club huppé quoiqu’interlope, est incarné par un magistral Humphrey Bogart qui, sous ses allures cyniques et dégagées, cache un cœur d’artichaut. Ronald Reagan, appelé sous les drapeaux, aurait décliné le rôle. On doit s’en réjouir sur le plan cinématographique, mais l’histoire du monde en aurait peut-être été changée…
Rick s’est mal remis de l’histoire d’amour qu’il a vécue en juin 1940 à Paris avec Ilsa, jouée par Ingrid Bergman, qui se croyait veuve d’un résistant tchèque. Un flash-back les montre juste avant l’entrée des troupes allemandes dans la capitale, attablés au Café Pierre, qui sert des «liqueurs de marque», puis au café la Belle Aurore, établissements typiquement parisiens dont le caractère intime, pittoresque et populaire contraste avec l’élégance internationale du Rick’s Cafe. Quand Ilsa apprend que son mari n’était finalement pas si mort que cela, elle disparaît pour le retrouver, sans rien dire à Rick : désespéré, celui-ci part pour le Maroc. Et ne voilà-t-il pas qu’Ilsa et son époux, poursuivis pas les Allemands, se présentent au Rick’s Cafe pour y négocier leur passage vers l’Amérique… Je ne vous raconte pas le dénouement, mais sachez que Rick se montre noble et généreux et qu’il est tout indiqué de pleurer à la fin du film.
Trente-quatre nationalités représentées
Comme on est en pleine guerre mais aussi parce que Hollywood procède alors ainsi, le film est entièrement tourné dans les studios de la Warner à Burbank, où on construit quelques rues de Casablanca (avec ce qu’il faut de minarets, de souks, d’animaux et de pittoresques indigènes dans les rues) et le Rick’s Cafe. L’enseigne de l’établissement l’identifie en fait comme le Rick’s «café américain», en français dans le texte. C’est en effet un night-club très américain, non seulement du fait de la nationalité de son propriétaire, mais aussi de la langue qu’on y parle, des cocktails qu’on y sert, du jazz qu’on y joue. L’ambiance est chic, moderne et internationale (ce qui veut dire américaine), avec quelques touches orientalistes dans le décor et l’architecture, peut-être inspirés du style hispano-mauresque du fameux Hôtel el-Minzah de Tanger. On a vu le même night-club américano-exotique dans beaucoup d’autres films et lieux, avec une touche chinoise, brésilienne ou mexicaine selon l’endroit. C’est le décor obligé de bien des films noirs ou d’espionnage, avec son lot de personnages incontournables (la femme fatale, le barman, le croupier, le joueur, le musicien, la chanteuse, etc.), une zone de non-droit et de transit propice à toutes les intrigues, une scène publique où chacun joue un rôle - en smoking et robe du soir.
Le Rick’s Cafe est un lieu éminemment politique. Parce qu’à Casablanca s’y négociaient informellement et autour d’un verre les rapports entre Vichy, les Allemands, les Américains et la Résistance, l’ordre et sa transgression. La géopolitique du monde s’inscrit dans le café. Amené à asseoir dans la même salle, mais aussi loin que possible, ses clients résistants tchèques et militaires allemands, Rick confie : «En arranger la géographie peut s’avérer un peu compliqué.»
Le plateau de tournage hollywoodien du Rick’s Cafe est aussi un lieu politique. Trente-quatre nationalités y sont représentées ; on s’y comprend en allemand. S’y croisent l’acteur français Marcel Dalio, qui avait dû fuir Vichy en 1940, et l’acteur autrichien Peter Lorre, qui avait dû fuir le nazisme en 1933. Tous deux juifs, ils avaient trouvé refuge en Amérique. Le destin des personnages de fiction qui cherchent désespérément au Rick’s Cafe à acheter un visa de sortie ne leur était pas étranger. Dans les décors du Rick’s Cafe se tourne un film de propagande antinazie. Le 8 novembre 1942, deux semaines avant la première du film, les Américains débarquent à Casablanca. Cette concomitance va les aider, tout du moins auprès de l’opinion publique américaine.
Casablanca, couronné à sa sortie par trois oscars, est devenu un classique du cinéma américain, adulé par le public (en particulier féminin) comme par les critiques. Les touristes américains qui se rendent au Maroc connaissent tous la ville de nom à cause du film. S’ils viennent à Casablanca, où les attractions touristiques ne sont pas exactement foisonnantes, ils veulent absolument voir le Rick’s Cafe. Ils sont bien déçus d’apprendre que celui-ci n’a jamais existé autrement que comme décor à Hollywood.
En tout cas jusqu’au 1er mars 2004. Kathy Kriger travaillait comme attachée commerciale au consulat américain à Casablanca. Il lui semblait qu’il manquait quelque chose à la ville. Les attentats du 11 septembre 2001 et les réactions qui s’ensuivent la convainquent d’œuvrer à sa façon à l’apaisement des relations entre l’Amérique et le monde arabo-musulman. Elle démissionne, fonde avec quelques amis une société (The Usual Suspects SA, fine allusion à une autre réplique culte du film), et rachète un ryad des années 30, situé entre le port et l’ex-médina, qu’elle fait entièrement redécorer pour en faire le Rick’s Cafe. A la vérité, si certains détails de la décoration ou du costume des serveurs rappellent le décor du film, l’établissement de Kathy Kriger est très différent, par son architecture et ses fonctions, de celui du film. Celui-ci était un night-club, avec son orchestre, sa chanteuse espagnole et sa table de roulette (évidemment truquée) ; on y buvait (beaucoup), mais personne n’y mangeait. Celui-là est essentiellement un restaurant. Le Rick’s Cafe de Kathy Kriger n’est pas une réplique de celui du film, mais plutôt une évocation : l’ambiance chic, vintage et cosmopolite, les airs joués par le pianiste, le nom de l’endroit et la bonne volonté (avérée) des clients font l’essentiel.
Un pèlerinage romantique et teinté de nostalgie
Le Rick’s Cafe inauguré en 2004 à Casablanca est aussi un lieu politique, conçu en réponse au terrorisme islamique et à la politique étrangère de l’administration Bush. Ce lieu cosmopolite, géré par une femme américaine, fréquenté surtout par des touristes et où l’on sert de l’alcool constitue une vitrine de la modernité occidentale, et donc une cible potentielle dans un pays où les lieux touristiques ont été l’objet d’attentats terroristes (ainsi à Marrakech, contre le café Argana sur la place Jemaa el-Fna en avril 2011). Il est l’objet de mesures de sécurité vigilantes.
Cet enjeu échappe probablement aux touristes qui s’y rendent. Pour eux, il s’agit essentiellement d’un pèlerinage romantique et teinté de nostalgie, qui fonctionne à trois niveaux : c’est l’endroit de l’amour impossible entre Rick et Ilsa, c’est un haut lieu de l’histoire du cinéma américain, et c’est un retour vers les années 40. Le Rick’s Cafe est par ailleurs un restaurant haut de gamme dans un décor soigné, où on joue du jazz et sert des cocktails et une nourriture occidentale sophistiquée. Le dress code interdit les jeans déchirés, les sacs à dos et les minijupes. Il s’agit plus d’assurer le standing du lieu que d’éviter l’anachronisme, mais on reste dans le ton du night-club du film. Les pauvres et les autochtones sont encore moins à leur place dans le Rick’s Cafe d’aujourd’hui que dans celui de 1942.
Le Rick’s Cafe répond parfaitement à la définition que Jean Baudrillard donne d’un simulacre : c’est la copie d’un lieu qui n’a jamais existé. Ou, plus précisément, qui n’a eu d’existence qu’imaginaire. C’est loin d’être un cas unique. Les rues et les cafés de Montmartre copient le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (Jean-Pierre Jeunet, 2001) ; ceux du quartier du Panier à Marseille, Plus belle la vie (France 3, depuis 2003). On ne compte pas les Central Perk inspirés du fameux café de la série Friends (NBC, 1994-2004). A Disneyland Paris, vous pouvez manger au Bistrot Chez Rémy, fidèle à l’univers de Ratatouille (Brad Bird, 2007) et qui ressemble beaucoup au Café Pierre et à la Belle Aurore de Casablanca.
Le Bistrot Chez Rémy construit à Disneyland et le Rick’s Cafe ouvert à Casablanca sont-ils inauthentiques ? Pas plus que tous les cafés Procope ou Pouchkine, qui cherchent à évoquer un imaginaire qui attire et satisfasse leurs clients. Dès qu’un décorateur s’en mêle, le café devient la copie de quelque chose. Dans l’Etre et le Néant (1943), Jean-Paul Sartre décrivait un garçon de café parisien qui en faisait un peu trop, jouant au garçon de café. Si les cafés sont des décors et les garçons de café des acteurs, le Rick’s Cafe est davantage la règle que l’exception.
Jean-François Staszak, professeur de géographie à l’université de Genève.