Un café, des idées, l'addition

Le Cafe Cinema de Berlin, symbole oublié de la réunification allemande

Dans la cour du Cafe Cinema en 2014.Photo Peter Ptschelinzew. Getty Images. Lonely Planet Images
Dans la cour du Cafe Cinema en 2014.Photo Peter Ptschelinzew. Getty Images. Lonely Planet Images

Contrairement à sa rivale historique Vienne, Berlin n’est pas vraiment une ville de cafés. Ou plutôt, il existait bien à Berlin une Kaffeekultur, une «culture des cafés», jusqu’en 1945. Mais les bombardements alliés et les combats de 1945, féroces en centre-ville, anéantirent la plupart des grands cafés berlinois. Par la suite, durant la période de division, Berlin-Est eut bien ses quelques cafés officiels, bien ennuyeux ; Berlin-Ouest ses cafés bourgeois, comme le Kranzler sur l’avenue Kurfürstendamm, ou au contraire ses cafés underground fréquentés par la faune interlope de Kreuzberg, David Bowie et Iggy Pop en tête. Mais peu survécurent à la chute du Mur, comme s’ils appartenaient à une époque définitivement révolue.

Depuis, d’autres cafés, de plus en plus nombreux, se sont implantés dans tous les quartiers berlinois, suivant le boom touristique des années 2000. Mais ils sont souvent sans âme, branchés et bruyants. On y parle plus anglais ou américain qu’allemand. On y boit plus de la Bud que de la bière locale. On y mange plus une international food quelconque ou une vegan food à la mode que de la Currywurst ou des Berliner Bouletten. Quelques institutions locales subsistent, comme la Literaturhaus de la Fasanenstrasse, à la fois café, restaurant, salon littéraire, centre culturel et rendez-vous de l’intelligentsia littéraire de Berlin. Mais ces lieux font de plus en plus figure d’exception.

Dans ce contexte d’appauvrissement du profil des cafés berlinois sur fond de mondialisation accélérée, la survivance du Cafe Cinema - «CC» pour les intimes - au cœur du quartier de Mitte (dans l’ex-Berlin-Est), c’est-à-dire au cœur du cyclone de la transformation urbaine, relève du miracle. Comment ce petit café d’un autre temps, au décor inchangé ou presque depuis son ouverture en 1990, a-t-il pu survivre dans un environnement aussi hostile que celui de Hackescher Markt, quartier gentrifié par excellence et livré à l’hyperconsommation touristique ?

Ce café se fiche des modes

Le Cafe Cinema a un secret : il se fiche des modes comme de la bienséance. De fait, il est né sur un coup de cœur, au sens littéral du terme. L’acte de naissance du CC porte la date symbolique du 2 octobre 1990 à 22 heures, soit deux heures avant la disparition officielle de la RDA et la proclamation de l’Allemagne réunifiée. Les géniteurs du café, Monika Puhlemann, de Berlin-Est, et Michael Buch, de Berlin-Ouest, se sont connus dans ce Berlin révolutionnaire de l’entre-deux, ont décidé de s’associer pour reprendre le lieu et, comme un pied-de-nez à l’histoire en marche, de le baptiser sous le régime de la RDA agonisante. Michael Buch, 26 ans à l’époque, originaire de Kreuzberg, était fasciné par la chute du Mur, les espoirs fous qu’elle suscite, les horizons soudains qui s’ouvrent, notamment à l’Est. «C’était mon Mai 68 à moi !» dit-il aujourd’hui.

Quant au lieu sur lequel il jette son dévolu, il transpire l’Est. Le café appartenait à la Fédération de l’industrie du film et de la télévision de la RDA, qui avait son siège attenant. La télévision de la RDA possédait des studios de répétition dans les prestigieuses Hackesche Höfe qui jouxtent le café. Les employés de la fédération comme des studios y avaient leurs habitudes. Le café se fond alors dans le décor : le plafond et les murs sont peints en noir, l’éclairage tamisé se fait par des projecteurs de films suspendus au plafond, et des affiches de films est-allemands ornent les murs.

Quand les deux associés reprennent le lieu, ils décident de ne pas y toucher et, logiquement, de le nommer «Cafe Cinema». Ne cherchant à suivre aucune mode, sans moyens financiers, ils le meublent de bric et de broc en fonction de ce qu’ils chinent sur les marchés aux puces qui commencent à ouvrir à Berlin-Est. Peu à peu, les éléments typiques du décor minimaliste du CC apparaissent : les belles photos en noir et blanc des premiers clients accrochées aux murs, le bar, loué à un ami jazzman est-allemand, le piano blanc, sur lequel chacun est invité à venir jouer au gré de ses inspirations, et, juste à côté du piano, le fameux sofa rouge. Seul endroit du café où les convives pouvaient se rapprocher et trouver un peu d’intimité, le sofa du CC est vite baptisé le «Kusssofa», c’est-à-dire le «canapé des baisers», car de nombreux couples s’y seraient formés, notamment, d’après Buch et Puhlemann, de nombreux couples Est-Ouest.

On refaisait le monde

De fait, il est vrai que le Cafe Cinema fut l’un des premiers lieux de rencontre entre Allemands de l’Est et de l’Ouest, qui ne venaient pas y faire leur cinéma mais recherchaient le dialogue et la conversation, avides de curiosité sur cet «autre semblable» si proche mais si différent. Dans une atmosphère enfiévrée et enfumée, on s’interrogeait sur l’identité allemande et on refaisait le monde. Dans la salle du café en forme de rectangle allongé prenait place tous les soirs une sorte de condensé de la population berlinoise de l’époque : des «Ossis» [ceux de l’ex-l’Est], des «Wessis» [ceux de l’ex-Ouest], des jeunes, des vieux, des artistes fauchés, d’autres en devenir, des habitants du quartier et des gens venus d’ailleurs, des femmes intéressantes et des hommes désintéressés, des étudiants, des dissidents est-allemands, des «rebelles» ouest-allemands, peu de journalistes, encore peu de touristes, et les inévitables vendeurs de roses, qui avaient repéré leurs proies faciles sur le sofa rouge. Le café était aussi fréquenté par quelques personnalités du monde de l’art, comme l’écrivain Klaus Schlesinger et le pantomime Eberhard Kube.

Il faut dire qu’au début des années 90, il n’y avait pas encore beaucoup de bars ouverts dans ce quartier central mais délabré de l’ex-Berlin-Est : le café Odessa et le café Zapata dans l’immeuble du Tacheles avaient ouvert juste avant ; ont suivi le Obst und Gemüse en face de l’immeuble du Tacheles, le VEB OZ (pour «Ost-Zone»), tous deux situés le long de la Oranienburgerstrasse, puis le petit café Ici dans la Auguststrasse et le café Paz. Tous ces cafés mythiques quoique sans prétention du Berlin des années 90 ont disparu depuis. Pas le CC. Pourquoi ?

Tout d’abord, le Cafe Cinema était (et est toujours) de loin le bar le moins cher du secteur : 3 Deutsche Mark (1,50 euro) la grande bière ; 2 DM (1 euro) le café au lait, tout au long des années 90 : il était clair que le CC n’était pas profitorientiert, soit orienté vers le profit. Le but recherché, comme un vestige des valeurs de l’ex-RDA, n’était pas le profit mais la rencontre et l’échange. Cela dit, à partir de la fin de la décennie 90, l’environnement du CC change du tout au tout. Les immeubles délabrés du quartier sont réhabilités à tour de bras, les squatteurs sont chassés, des galeries ouvrent un peu partout, préludes à l’installation de nouveaux habitants jeunes et solvables. A proximité directe du café, les Hackesche Höfe retrouvent leur lustre Art nouveau et deviennent le grand pôle d’attraction du quartier, attirant à elles des cars entiers de touristes tous les week-ends.

Les années de transition

De plus en plus, le CC qui, lui, n’a pas changé d’un iota, apparaît en décalage par rapport à son quartier. Il n’est plus en phase avec son environnement. C’est normalement le moment où, comme les autres bars pionniers ou clubs techno du tournant de 1989-1990, il aurait dû être amené à disparaître sous les doubles coups de boutoir du capitalisme et de la rétrocession des immeubles de la RDA à leur propriétaire légitime (c’est-à-dire d’avant 1933). Sauf qu’entre-temps, les locataires de l’immeuble de la Rosenthaler Strasse 39, dont font partie le café mais aussi le cinéma Central ainsi qu’un collectif d’artistes, se sont constitués en association. La Republik Schwarzenberg, puisque c’est son nom, raconte une page d’histoire typique de ces années de transition : celle du combat des collectifs d’artistes pour leur maintien en centre-ville. Par chance pour le CC, cette histoire-là se finit bien : en 2005, pour protéger l’immeuble des appétits des promoteurs, la mairie de Berlin - dirigée par le social-démocrate d’alors, Klaus Wowereit - décide de racheter l’immeuble Schwarzenberg.

Depuis, le CC mène une vie tranquille dans un quartier qui a tellement changé qu’il l’a oublié depuis longtemps. Le café, lui, n’a guère changé, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais c’est comme si on ne le voyait plus. Sorte de butte-témoin d’une époque géologique révolue, il n’écrit plus l’histoire. A l’image du quartier, il attire plus de touristes de passage que d’habitants. La bière y reste moins chère qu’ailleurs mais les rencontres y sont plus rares et le sofa est moins prisé qu’avant.

Boris Gresillon, géographe, spécialiste de Berlin.

Páginas: 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *