Un désenchantement démocratique

L’issue du premier tour de l’élection présidentielle, dans la confrontation entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, met en lumière trois grandes évolutions politiques qui témoignent d’un désenchantement démocratique qu’un taux de participation assez élevé ne peut faire oublier.

Il faut tout d’abord souligner le poids désormais écrasant du populisme et du souverainisme. Parmi les quatre candidats principaux qui se sont détachés lors de la semaine précédant l’élection, deux, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, sont ouvertement populistes, alors que les deux autres, François Fillon et Emmanuel Macron, sont issus des élites traditionnelles et portent une vision libérale de l’économie ouverte à l’Europe et à la mondialisation.

Une fracture sépare en deux moitiés presque égales les tenants du souverainisme, sous ses deux habits, et auquel se sont ralliés tous les « petits » candidats n’appartenant pas à l’extrême gauche, et les partisans de la construction européenne.

Aggiornamento profond

Lors des débats, il est vite apparu que la contestation de l’Union européenne a pris une telle ampleur qu’elle ne s’accommoderait pas d’ajustements juridiques ou techniques mais appellerait un aggiornamento profond, dont on peut se demander s’il serait entendu par les partenaires de la France.

Cet héritage va peser sur la vie politique française, dont les représentants ne pourront plus faire comme si la question n’était pas posée et se contenter de botter en touche en évoquant un énième sommet à Bruxelles. Le souverainisme est entré en force dans l’univers politique français, au diapason du Brexit, de l’élection de Donald Trump ou du changement de régime en Turquie.

C’est autour de cette nouvelle bipolarisation que va s’organiser désormais la vie politique française, alors que la gauche pro-européenne prend un coup sévère avec l’échec historique du candidat socialiste. Le fait que les candidats LR et PS ne réunissent plus que 26 % des suffrages exprimés ouvre sans doute un espace de reconstruction, mais rend d’autant plus cruciale la stabilité de la majorité législative composite que le candidat d’En marche ! devra réunir s’il gagne au second tour.

Vote « utile » et vote « tactique »

Une seconde nouveauté tient à la nature même du vote, qui a beaucoup perdu de sa spontanéité pour devenir explicitement, dans bien des cas, un vote « utile » ou « tactique » afin de préparer le second tour et d’éviter la victoire de Marine Le Pen devant un adversaire trop faible ou si peu convaincant, par manque de compétence ou de vertu morale, qu’il pourrait susciter une abstention importante. C’est ainsi que s’explique la proportion considérable d’électeurs qui, une semaine avant le 23 avril, se disaient incertains d’aller voter, peu sûrs de leur choix électoral et peu convaincus de celui-ci.

Emmanuel Macron a été le porteur le plus visible de ce vote désabusé, puisque 36 % de ses électeurs, selon l’enquête électorale française du Cevipof, se disaient quelques jours avant le vote être non seulement incertains de leur choix mais encore l’effectuer par défaut sans adhésion réelle aux thèses de leur candidat.

La campagne électorale a jeté une lumière crue sur le décalage entre l’offre et la demande de politique, révélant un travail politique complexe mené par des électeurs devant trouver le compromis le plus acceptable à leurs yeux entre des propositions économiques, sociales ou sociétales à la mise en œuvre effective desquelles ils ne croient plus réellement.

« Démocratie de l’entre-soi »

C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’émergence d’un électorat indécis ou doutant de ses choix, se déterminant au dernier moment par rapport à de multiples registres où se côtoient les « affaires », la colère, ses intérêts économiques et, plus rarement, la conviction idéologique. Les choix politiques ne sont plus guidés par un vote de classe. Ils sont désormais construits dans les sphères privées auxquelles appartiennent les électeurs du fait de leur génération, de leur patrimoine, de leurs convictions religieuses, de leur insertion dans des réseaux communautaires ou familiaux, ce qui rend leurs attentes plus difficiles à connaître et à hiérarchiser.

Cette situation renforce paradoxalement les oligarchies et la professionnalisation des élus, qui doivent « fabriquer du commun ». On a donc vu se développer cette « démocratie de l’entre-soi », source de défiance politique et qui signifie que l’espace public s’est fragmenté malgré les appels au « rassemblement » et à « l’unité » des nostalgies révolutionnaires.

La troisième nouveauté tient enfin à l’émergence d’une tension démocratique entre des désirs de démocratie directe, notamment par un usage plus fréquent du référendum et par un contrôle plus étroit du personnel politique, et une démocratie par délégation laissant aux représentants le soin de faire leur travail en dégageant les citoyens de la gestion politique quotidienne.

Cette tension s’est exacerbée dans la montée en force simultanée d’une nouvelle exigence morale et d’une recherche de l’efficacité économique ou sociale. Pour les électeurs de François Fillon, Marine Le Pen ou Emmanuel Macron, la qualité principale d’un président reste bien la compétence, alors que les électeurs de Jean-Luc Mélenchon placent l’honnêteté au premier rang. C’est bien cette nouvelle tension démocratique née du désenchantement qui va peser sur le prochain quinquennat.

Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, Cevipof, Sciences Po.

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