Un espace intellectuel démocratique

Le scrutin de dimanche a surpris par la poussée des partis écologistes et l’émergence, comme une force essentielle au sein du Parlement, des Verts-ALE et de l’ADLE. Cela confirme en France l’effacement du clivage droite-gauche, mais aussi plus généralement en Europe le fossé qui sépare ceux qui entendent continuer de faire de l’Europe une force de projet et ceux qui cherchent, au contraire, à la transformer de l’intérieur en fer de lance d’un nationalisme européen. Face à cet oxymore, il faut en opposer un autre, non moins volontariste et promouvoir un universel européen. Ceci renvoie à l’idée développée par le philosophe italien Roberto Esposito lors de son récent passage à Paris, et confirmée dimanche soir, d’une nature consubstantielle de la philosophie et de l’Europe. Ce que Marine Le Pen désigne abusivement comme le «clivage nationaux-mondialistes» doit nous conduire à lui opposer une philosophie pour l’Europe, c’est-à-dire une philosophie qui réaffirme la nature de l’Europe comme espace intellectuel démocratique. Refonder l’Europe à partir de la philosophie, refonder la philosophie sur les principes qui ont construit l’Europe politique. Le thème de l’environnement ne peut y suffire mais il constitue un point de départ possible.

De ce point de vue, le Parlement sorti des urnes pourrait bien devenir la nouvelle force de démocratisation de l’Europe. D’une part, il n’est pas utopique de penser qu’en réaction à la forte présence en son sein de députés populistes qui constitueraient, s’ils n’étaient divisés, la deuxième force politique, la majorité démocratique prendra conscience de la mission de redevenir une force de proposition politique. D’autre part, la présence en son sein de forces écologiques et libérales importantes laisse présager des discussions de fond sur le sens des politiques qui seront votées.

La philosophie y trouvera également un nouveau souffle. Alors qu’elle s’est longtemps érigée en contre-pouvoir, le nouveau visage du Parlement lui enjoint, au contraire, de venir renforcer la politique, de la conforter désormais de l’intérieur. La présence des partis nationalistes l’y oblige ; celle des écologistes lui en offre l’opportunité. Il ne s’agit pas, bien sûr, pour elle d’abandonner sa part critique, celle qui appelle à entendre la voix des plus faibles. Mais elle doit également - et ceci est particulièrement vrai dans le cas d’une Europe qui souffre de ne pas savoir traduire des idées en politique - prendre en charge la dimension pragmatique de l’action politique.

C’est ici que la notion d’universel européen prend tout son sens. La tension qu’il rend explicite entre un universalisme des valeurs et un territoire géographiquement défini fait signe vers ce que doit être la tâche de la philosophie et sa dynamique. Elle peut, pour ce faire, s’inspirer du fonctionnement des institutions démocratiques. Tout en se réclamant de principes universels, celles-ci prennent le visage de majorités successives - dans le respect de minorités susceptibles de parvenir à leur tour au pouvoir - et se présentent comme le lieu de confrontation de visions différentes et de leur résolution. Les institutions sont à la fois garantes des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Cela ne veut pas dire qu’elles soient parfaites. Mais elles portent en elles l’assurance de la rencontre des forces en présence selon les règles de la démocratie. De la même façon, la philosophie ne doit chercher ni à unifier les points de vue dans un dépassement dialectique ni prétendre seulement lutter contre toutes les négativités. Il lui faut, plus modestement, mesurer le pour et le contre de chaque position mais aussi, de façon plus ambitieuse, présenter la nécessité du choix comme le propre d’une société qui se revendique comme telle dans les décisions qu’elle prend.

L’Europe n’est plus, comme le disait Renan, un consensus de chaque jour mais le dépassement librement accepté de différences exprimées, le consentement à un ordre démocratique qui assume des choix au nom d’une majorité et les traduit en politique. Tel serait le sens d’un universel européen.

Perrine Simon-Nahum, Philosophe, directrice de recherches au CNRS, professeure à l'ENS.

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