Un état de guerre civile en Turquie

Un couple s’enfuit pour échapper au gaz lancé par la police lors d’une manifestation dans le centre d’Istanbul, 20 juillet. Photo Huseyin Akdemir. Reuters
Un couple s’enfuit pour échapper au gaz lancé par la police lors d’une manifestation dans le centre d’Istanbul, 20 juillet. Photo Huseyin Akdemir. Reuters

A l’heure où l’Europe fait face à une crise sans précédent de réfugiés du Moyen-Orient, la situation en Turquie ne cesse d’inquiéter. Si cette crise résulte directement de la désintégration des Etats et de la généralisation des politiques de terreur, alors la Turquie, avec ses institutions d’Etat, sa population multiethnique et ses traditions civiles, est en situation de constituer un pôle de stabilité et un rempart contre l’implosion de toute la région. Autant des formes extrêmes de tyrannies se sont imposées en Irak, en Syrie, au Yémen, incarnées par l’Etat islamique ou le régime de Damas, autant la Turquie a démontré, ces dix dernières années, l’aspiration de larges secteurs de sa population à la paix, à la justice et à la démocratie. La rébellion pacifique du printemps 2013 à Istanbul (mouvement de Gezi), ou bien le scrutin législatif du 7 juin signant le succès d’un parti d’origine kurde (HDP) devenu l’expression d’une forte minorité de démocrates turcs, en est la preuve.

C’est pourtant tout le contraire qui se réalise maintenant. L’évolution démocratique est combattue par l’homme fort du pays, l’actuel président turc, Recep Tayyip Erdogan. Déjà contesté par le mouvement de Gezi, auquel il a mis fin par une répression d’une extrême violence, il a enregistré un revers électoral aux dernières élections : son Parti de la justice et du développement (AKP) n’est pas parvenu à remporter une majorité suffisante de sièges, seule capable de lui permettre de gouverner sans contrepoids juridiques ou politiques, encore moins de modifier la Constitution pour instaurer un régime présidentiel autoritaire. Or, c’est bien le bon score du HDP (13 % des votes) qui a privé le parti présidentiel de la majorité absolue. Tout dirigeant légaliste aurait admis que le pays n’était pas favorable à cette concentration des pouvoirs et à cette personnalisation du régime. Recep Tayyip Erdogan a passé outre et cherche, dans une fuite en avant qui s’apparente à une stratégie de guerre civile, à terroriser l’opposition dans le but de remporter les nouvelles élections générales fixées au 1er novembre.

L’objectif recherché par la réforme du régime est de rendre pratiquement impossible toute alternance politique. A l’abri d’un tel bouclier, Erdogan et l’AKP veulent imposer à la Turquie la «restauration», un retour à une nation prérépublicaine délibérément imprécise pour mieux demeurer dans un régime d’incantation, affichant des horizons millénaristes pour une «Nouvelle Turquie», écrivant l’avenir turc à partir des anniversaires rédempteurs de 2023 (centenaire de la République), 2053 (600e anniversaire de la prise de Constantinople) et 2071 (millénaire de l’arrivée des Turcs avec la victoire seldjoukide de Manzikert, au nord du lac de Van).

Croisant cette réécriture de l’histoire, Erdogan et ses proches accentuent leur emprise idéologique sur les comportements privés et l’ordre social, se polarisant sur les femmes et leurs relatives libertés, édictant des préceptes à valeur de règles définitives, sur leurs attitudes dans l’espace public (prohibition du rire), sur l’avortement considéré comme un crime (bien qu’autorisé), sur le mariage des jeunes filles à leur plus jeune âge. Les critiques adressées au Premier ministre ne semblèrent qu’attiser sa détermination à imposer ce nouvel ordre social et religieux.

Las, les électeurs lui refusèrent son rêve de grandeur islamique, l’empêchant de procéder sans tarder à la révision de la Constitution comme il l’entendait. Ce revers suscita de vives inquiétudes dans son entourage. Dans l’immédiat, Erdogan s’employa à faire échouer toute tentative de formation d’un gouvernement afin de provoquer de nouvelles élections (celles du 1er novembre).

Décidé à les remporter, déterminé à ne laisser aucun espace au parti pro-Kurde HDP principal responsable de sa défaite de juin 2015, Erdogan est passé aux grands moyens à la faveur du chaos créé en Irak et en Syrie par l’irruption de l’Etat islamique. Il opte pour une relance de la violence politique en Turquie et même pour une stratégie de guerre civile en transformant l’opposition pro-Kurde en ennemie de l’Etat et de la patrie. Cela signifie que le pôle de stabilité et de démocratisation représenté au Moyen-Orient par la Turquie est en train de disparaître. Les conséquences ne peuvent qu’en être vertigineuses pour l’équilibre régional et même mondial.

La «sale guerre» contre les Kurdes, qui avait reculé dans les régions de peuplement du sud-est (grâce au cessez-le-feu du PKK), est relancée dans des proportions inédites. Désormais, elle touche les zones urbaines et ne vise pas seulement les Kurdes, mais aussi ces minorités démocrates (sociales, comme les féministes ou les LGBT ; politiques, comme les défenseurs des droits de l’homme et les militants de gauche ; intellectuelles avec les universitaires et les artistes ; religieuses, comme les alévis) qui ont été massivement présentes dans le mouvement de Gezi et assuré le succès du parti pro-Kurde deux ans plus tard. La répression contre les Kurdes risque d’entraîner ses représentants à une reprise de la lutte armée et un retour en force du PKK, justifiant de facto l’intensification de la violence policière et l’équation imposée à la société turque : «Kurdes = ennemis». L’action des forces de sécurité sur le terrain est impressionnante. Arrestations massives, écrasement de toute manifestation pacifique, villes en état de siège, coupées du monde comme Cizre, lourdes pertes civiles. Conjointement aux opérations policières dans le sud-est s’est enclenchée, depuis le 7 septembre, une vague d’attaques coordonnées de militants de l’AKP contre les bureaux du HDP sur tout le territoire (dont le siège d’Ankara) et contre les rédactions des journaux d’opposition (Hürriyet). Déjà observées lors de l’écrasement de Gezi, ces scènes de violence populaire organisées soulignent l’appropriation par le noyau dur des électeurs de l’AKP de l’équation mortifère.

Cette stratégie de guerre civile repose l’importation de la situation syrienne dans l’espace politique et idéologique intérieur de la Turquie. Jusqu’au mois de juillet, la Turquie s’était appliquée à ne pas s’engager directement contre l’Etat islamique avec lequel le pouvoir d’Erdogan entretenait de troublantes proximités idéologiques et tactiques, notamment révélées par le journal Cumhuriyet. On se souvient du refus de la Turquie d’intervenir lors du siège de la ville syrienne kurde de Kobané (juillet 2014-janvier 2015), proche de la frontière, et des mesures de répression contre sa propre population kurde appelant à sauver leurs «frères» syriens. Finalement, l’action de l’aviation américaine et des combattants kurdes sur le terrain avaient permis de repousser l’Etat islamique, une demi-victoire largement célébrée dans le monde occidental.

La contamination islamiste au sein des forces de sécurité et le jeu trouble du système Erdogan à l’égard de l’EI ont abouti, selon toute probabilité, au sanglant attentat du 20 juillet à Suruç, ville turque située en face de Kobané où s’étaient réunis des militants kurdes, mais aussi des féministes, des représentants alévis, des jeunes militants de gauche et d’extrême gauche. Le bénéfice politique du lourd bilan humain (32 morts et plus d’une centaine de blessés) est double pour le pouvoir turc : l’attentat permet de signifier ce qu’il en coûte d’être dans l’opposition, et de relancer dans l’opinion la menace terroriste d’autant plus grave qu’elle est à la fois illisible et fabriquée. La Turquie annonce alors son intention de combattre l’Etat islamique pour mieux, dans le même temps, écraser le «terrorisme» kurde qui ne s’était pas manifesté à ce moment. Une stratégie de guerre civile est ainsi appliquée. L’aviation turque mène depuis de multiples bombardements de camps du PKK dans le Kurdistan syrien et irakien tandis qu’en Turquie, la population kurde devient l’«ennemi» qu’il s’agit de combattre par la guerre quel qu’en soit le prix. L’annonce d’élections générales anticipées intervient dans ce contexte explosif, le 21 août.

La Turquie vit des heures très sombres. La stratégie de guerre civile peut échapper au pouvoir dès lors qu’un nombre croissant de militants de l’AKP s’acharnera sur les personnes et les institutions «ennemies». Si le HDP parvient actuellement à survivre à la fois au déferlement de violence mais aussi à la tentation de la violence par un alignement sur le PKK, il n’est pas assuré que la clairvoyance et le courage de son principal leader, Selahattin Demirtas, puissent indéfiniment surnager. Le devoir de l’Europe est d’en être éclairé, de manifester sa solidarité avec les démocrates turcs et de signifier au président turc que sa stratégie de la terreur précipite son pays dans le chaos. La Turquie a d’immenses atouts en face de l’implosion du Moyen-Orient : des traditions politiques que traversent les valeurs démocratiques, des populations en recherche de paix civile et de justice pour le passé (comme l’illustrent les mouvements de reconnaissance du génocide des Arméniens), des luttes contre les violences domestiques et l’égalité civique qui se redéploient sans cesse (comme le montre le très beau film Mustang de la jeune cinéaste Deniz Gamze Ergüven), des cultures en quête de création, d’indépendance, de dignité. Tout ce qui a fait le mouvement de Gezi et le pouvoir de résistance de la société. Y renoncer, s’appliquer à détruire cette richesse morale, sociale et historique, persécuter les forces d’avenir de la Turquie est un projet vertigineux. Celui des tyrannies en d’autres termes.

Vincent Duclert , historien, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Auteur de : L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? postface de Hamit Bozarslan, Armand Colin, 2010, et de Occupy Gezi. Un récit de résistance à Istanbul, Demopolis, 2014.

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