Un étonnant effet collatéral du changement climatique

On savait que le changement climatique se traduirait par des modifications du cycle hydrologique. On n'avait pas prévu qu'en plus des inondations, sécheresses et autres phénomènes extrêmes, on assisterait à des épisodes de brouillard intense dans les médias et à une pluie de désinformation climato-sceptique. La publication d'articles de presse sur la science du climat, sous la plume de personnages réputés dans leurs disciplines respectives, tels le philosophe François Ewald ou le biologiste Henri Atlan pour n'en citer que quelques-uns, ne laisse pas d'interroger. On attend avec impatience l'avis d'autres éminents non-spécialistes. Pourtant, un bon maître-nageur ne fait pas forcément un bon guide de haute montagne. Dans tous ces articles, on retrouve certains procédés et constantes qui ont fait le succès des interventions médiatiques d'un Claude Allègre : amalgame, confusion volontaire ou non, vocabulaire dépréciatif, démagogie flatteuse. Au fond, de quoi est-il question ?

Amalgame : climatologues et écologistes politiques sont supposés avoir partie liée. L'écologie politique est née, notamment en France, du constat des "dégâts du progrès" et d'un combat contre le nucléaire militaire et civil. La prise de conscience du changement climatique est venue des scientifiques, qui ont mesuré la modification de la composition de l'atmosphère due aux activités humaines et déterminé qu'en résulteraient un accroissement de l'effet de serre naturel et une altération du climat global. Pour limiter les émissions, d'autres sources d'énergie doivent remplacer progressivement les énergies fossiles. L'énergie nucléaire peut faire partie de ces solutions. Nombre d'écologistes politiques ont été rétifs à reconnaître les risques climatiques, de peur d'être otages des "pro-nucléaires". L'amalgame entre climatologues et écologistes, entre scientifiques et militants idéologiques est insupportable.

SCIENCE DU CLIMAT ET VULGATE

Confusionnisme : on mélange allègrement météorologie et climat, et surtout on confond la science du climat et sa vulgate répandue par les ONG, les médias ou les politiques. Les scientifiques ont fait beaucoup d'efforts pour rendre accessible leur science auprès du grand public, sans en voiler la complexité. Ce faisant, ils ont donné prise à la banalisation d'un ensemble de disciplines qui ne sont pas moins dignes de respect que la biologie, la génétique ou la géophysique interne. Chacun se croit suffisamment compétent pour avoir son opinion. Assimiler la science du climat à sa représentation dans les médias est un procédé inédit dans le débat scientifique. Les spécialistes du climat n'ont pas attendu monsieur Atlan pour apprendre à cerner les limites de leurs modèles qui, on l'oublie très souvent et très étonnamment, s'appuient sur une physique solide. Que penserait-il si l'un d'entre eux s'avisait de lui apprendre à tenir son crayon ? Et s'il a des remarques pertinentes à soulever, que ne le fait-il dans les journaux scientifiques, en s'adressant à ses pairs, plutôt qu'en prenant à témoin un public désarmé ? Lorsque Henri Atlan écrit : "Des changements [climatiques] du même ordre se sont produits dans le passé", cette formule vague rejoint l'idée naïve ambiante que "le climat a toujours changé". Or rien ne permet de comparer les cycles climatiques passés étendus sur des dizaines de milliers d'années ni les changements rapides localisés du passé au changement global rapide actuel. Joue-t-il à dessein de cette confusion ou en est-il lui-même victime ? Est-il conforme à l'éthique scientifique de mobiliser un savoir très approximatif pour disqualifier, en jouant de son autorité, un pan de la science afin de mieux caresser dans le sens du poil des citoyens inquiets pour leur avenir économique ?

CATASTROPHISME ET PRINCIPE DE PRÉCAUTION

Vocabulaire dépréciatif : les qualificatifs employés pour décrire la communauté scientifique du climat ont de quoi faire frémir. Prophètes de malheur, mafia, camarilla, religion de la catastrophe, dogme, etc. sont parmi les mots rencontrés le plus souvent. Messieurs Atlan ou Allègre ont-ils, ne serait-ce qu'une fois, assisté à la réunion du Comité scientifique du programme mondial de recherche sur le climat, à un congrès scientifique de cette communauté ? Pensent-ils qu'il s'agit de messes noires ? Ont-ils lu les milliers de pages de publications des revues à comité de lecture qui paraissent sur ces sujets, analysé l'une quelconque des séries de données de plusieurs téraoctets que les satellites déversent quotidiennement et qui alimentent les travaux des chercheurs ? Quant au principe de précaution, assimilé à un catastrophisme vulgaire, le brandir comme un épouvantail en toute occasion est un procédé rhétorique douteux pour disqualifier des éléments d'appréciation fondés scientifiquement. En dépit des travestissements, il consiste à rechercher une position raisonnable entre panique et indifférence dans des situations marquées par l'incertitude scientifique et de façon proportionnée à la plausibilité des hypothèses considérées. Ni dictature du futur sur le présent au nom des menaces de catastrophes futures, ni insouciance qui préempte l'avenir et produit des dévastations, comme celle de la Nouvelle-Orléans par Katrina.

CLIMAT ET SOCIÉTÉ

Démagogie flatteuse : si changement climatique il y a, ce n'est pas le problème le plus grave ni le plus urgent, voyez la faim dans le monde, la pauvreté, le chômage, la peste et le choléra. Avec ce genre de propos, les climato-sceptiques font d'une pierre deux coups. Un, on rassure le public qui ne voit plus de raison d'envisager de modifier ses comportements. Deux, on le flatte en le faisant se sentir généreux, à moindre coût puisque rien n'assure que les sommes qui ne seront pas investies dans la lutte contre le changement climatique le seront vraiment pour faire reculer la pauvreté et les maladies. Pourquoi mettre en balance la prise au sérieux de la question climatique et l'accès à l'eau ou aux soins et pas, par exemple, les dépenses d'armement ou les milliards dépensés en jeux vidéo ou en alimentation pour chiens et chats ? De plus, l'argument escamote l'interconnexion entre le changement climatique et tous les problèmes mis en avant, qu'il s'agisse de l'accès à l'eau, à l'énergie et aux soins, ou de la pauvreté, et de la vulnérabilité, qu'il risque fort d'aggraver et dont il compliquera les solutions. Depuis 1992, la Convention climat s'inscrit "dans la perspective du développement soutenable", jargon diplomatique certes mais qui rejette clairement la "décroissance" et souligne l'attention à porter au contenu même du développement. Monsieur Atlan s'instruirait certainement en lisant les rapports du groupe III du GIEC et l'importante littérature sur les politiques climatiques. Il y verrait comment des politiques dites "sans regrets" visent la recherche de complémentarités entre baisse des émissions de CO2, réduction de la pollution atmosphérique locale, recherche d'alternatives énergétiques, gestion des ressources non-renouvelables et créations d'emplois. Il y verrait comment des réformes fiscales peuvent présenter un "double dividende" en combinant baisse des émissions et allègement des charges directes sur le travail, tout en améliorant la couverture des besoins des plus démunis et en préservant les dispositifs de sécurité sociale.

POURQUOI MAINTENANT ?

Le débat aujourd'hui lancé dans les médias en France et dans d'autres pays n'est pas un débat scientifique, même s'il en emprunte la forme, mais une bataille qui a pour enjeu la fabrique de l'opinion publique. Il s'agit de délégitimer les politiques du climat au moment où elles commencent péniblement à se mettre en place et où la communauté des Etats est encore dans une phase d'hésitation devant l'engagement. Le quatrième rapport du GIEC paru en 2007 n'a fait que renforcer le diagnostic posé dès le premier rapport de 1990, diagnostic que l'évolution en vingt ans du climat et des connaissances a confirmé et précisé. Que des intérêts immenses se sentent menacés n'est guère surprenant. Mais il faut bien situer la controverse sur son vrai terrain  : en dépit de ses incertitudes et de ses imperfections, la science du climat, y compris dans ses aspects socio-économiques, n'est pas en cause. Elle ne règle pas par elle-même la question du "que faire ?" Il revient à la société de décider si elle veut ou non tenir compte de la meilleure connaissance disponible à un moment donné pour orienter son développement et veiller aux intérêts des générations futures. C'est d'un débat honnête et sérieux sur l'orientation collective de l'humanité que l'épidémie climato-sceptique cherche à détourner les citoyens.

Signataires : Jean-Louis Fellous, ancien responsable des programmes d'observation de la Terre du CNES et ancien directeur des recherches océaniques de l'Ifremer ; Jean-Charles Hourcade, économiste, directeur de recherche au CNRS, directeur d'études à l'EHESS ; Sylvie Joussaume, climatologue, directeur de recherche au CNRS ; Olivier Godard, économiste, directeur de recherche au CNRS, école Polytechnique ; Catherine Gautier, géographe, professeur à l'Université de Californie à Santa Barbara ; Stéphane Hallegatte, chercheur, Météo-France.