Un féminisme de type néocolonial

Groupe féministe basé en Ukraine, une république ex-soviétique, les Femen se sont fait connaître depuis quelques années par des actions provocatrices de grande ampleur et une stratégie systématique de confrontation.

L’une de leurs pratiques emblématiques consiste à manifester seins nus afin d’affirmer que leur corps n’est pas un instrument au service d’une société patriarcale, mais qu’il leur appartient. Le corps des femmes étant instrumentalisé en permanence par les hommes et les médias, leurs manifestations sont une façon de se réapproprier le corps féminin comme symbole de résistance contre la société patriarcale. […]

Certains milieux féministes approuvent cette logique, mais je n’entends pas discuter ici des tactiques féministes. Je veux montrer que la volonté des Femen d’universaliser leur type de féminisme confère un caractère néocolonial à leur militantisme et à leur organisation. La question de l’universalisation du féminisme n’est pas nouvelle. La première vague féministe en Europe et aux Etats-Unis a été confrontée au même problème: les femmes fondaient leur féminisme sur leur propre expérience et entendaient le faire adopter par les femmes du monde entier, lesquelles vivaient pourtant des expériences totalement différentes.

Elles ignoraient aussi le fait que leur propre existence affectait celle des femmes vivant dans d’autres pays et sur d’autres continents. Beaucoup de féministes de la première heure étaient incapables de voir comment l’impérialisme et le colonialisme de leurs gouvernements ruinaient la vie des femmes vivant dans d’autres parties du monde. En fait, de nombreuses féministes occidentales prirent une part active au processus colonial en voulant «civiliser» et «moderniser» les femmes des pays arabes et africains. Pour elles, le féminisme signifiait que ces femmes arabes et africaines devaient devenir comme elles.

Ce type de féminisme a suscité en contrecoup une réaction, principalement de la part de féministes postcoloniales issues des pays en voie de décolonisation, de féministes afro-américaines et latino-américaines aux Etats-Unis, et de certaines féministes européennes et américaines de la deuxième vague. Ces femmes affirmèrent que le féminisme était une affaire complexe qui devait représenter les vies et les points de vue divers des femmes du monde entier.

Elles introduisirent le concept d’intersectionnalité: l’idée selon laquelle les femmes ne se définissent pas seulement par le genre, mais aussi par des identités telles que la race, la nationalité, la sexualité, etc. Ce qui signifiait que le féminisme devait prendre en compte la multiplicité des identités et la façon dont elles interagissent.

Quoique apparues après ce mouvement de réaction, les Femen semblent renouer avec les tendances de la première vague du féminisme. Une grande partie de leurs interventions ont pour objectif les femmes musulmanes qu’elles entendent «libérer» et «sauver» des hommes musulmans, de la culture musulmane et de l’islam en général. Lors d’une de leurs manifestations au pied de la tour Eiffel, elles sont apparues en burqa, puis se sont déshabillées afin d’attirer l’attention sur le fait que la burqa est un symbole d’oppression.

Une autre fois, elles ont décidé de traverser seins nus un quartier urbain français majoritairement musulman afin de convaincre les femmes musulmanes de renoncer à leur voile. Il est évident qu’aux yeux des Femen, la libération a une signification précise: elle consiste à se libérer de la religion, de la culture et des codes vestimentaires oppressifs. Selon ce point de vue, plus vous êtes habillée, plus vous êtes opprimée. Ce n’est que dans ce contexte que le fait de se dénuder peut être considéré comme un processus émancipateur. Or ce genre de logique lie la libération des femmes à leur corps et à la façon dont elles s’habillent, ce qui est très problématique. Qui décide que tel vêtement féminin est oppressif ou non?

Tout aussi problématique est l’idée selon laquelle toutes les femmes qui portent le voile ou la burqa sont opprimées et doivent être libérées. Ces convictions trahissent une certaine conception eurocentriste du monde qui ne peut être généralisée au niveau universel.

Mon point de vue en tant que féministe est que les femmes doivent avoir le choix. Ce choix dépend de l’environnement socioculturel, économique et politique dans lequel elles vivent, et ne peut en aucun cas être dicté de l’extérieur. Les récentes interventions des Femen en Tunisie montrent à quel point elles sont déconnectées de la réalité des contextes proche-oriental et nord-africain. Au lieu de favoriser la prise de conscience des problèmes de genre, elles suscitent l’hostilité d’une société qui ne les voit que comme des étrangères cherchant à imposer leur conception des femmes, dans le droit fil du processus colonial d’autrefois.

Le Proche-Orient et l’Afrique du Nord ont vu naître un large éventail de mouvements, de projets et d’actions féministes ou consacrés aux questions de genre. Si l’objectif des Femen est d’agir en solidarité avec les femmes du monde entier, alors elles devraient commencer par prendre contact avec ces groupes autochtones et leur demander de quelle façon elles peuvent apporter leur aide. Les politiques de solidarité dans un monde postcolonial marqué par le déséquilibre des pouvoirs sont des processus difficiles, mais elles ne conduiront nulle part si des groupes comme les Femen veulent imposer leur point de vue et affirmer que «leur» féminisme est le «bon» féminisme.

Les femmes noires se battent depuis longtemps pour faire admettre que le féminisme ne peut les aider que s’il se diversifie et ne s’inspire pas uniquement de l’expérience des femmes blanches euro-américaines hétérosexuelles de la classe moyenne. Il est regrettable que la couverture médiatique dont bénéficient les Femen contrecarre les avancées en ce domaine.

En outre, le climat mondial actuel dans lequel les musulmans sont déjà considérés comme posant problème aggrave la situation. Toutefois, les critiques qui ont été formulées contre les Femen constituent un signe positif, d’autant qu’elles ont été formulées aussi bien par des féministes euro-américaines que par des féministes des pays du Sud.

Le point central de beaucoup de ces critiques est que les féministes doivent veiller à ne pas tracer de nouvelles lignes d’exclusion. Elles doivent accepter le fait que le féminisme ne l’emportera que s’il accueille une pluralité de voix.
Par Sara Salem, chercheuse en sciences sociales.

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