Un internaute, ça nage énormément

Au dehors, ça n’arrête pas : à peine un rivage abordé, ça dérive déjà, et encore. «Où suis-je ?» Au dedans, ça nage complètement. Ça part même en patauge. «Où en suis-je ?»

Nos rapports à Internet mettent à mal les palmes natatoires désemparées que sont, pour un bipède humain, l’espace et le temps. A devenir carrément sirène… nos intensives pratiques informatiques fluidifient l’extériorité, rendant difficile le découpage des espaces, leur cartographie, l’identification des lieux. «Où suis-je ?». Nulle part et partout. Et elles morcellent l’intériorité, rendant difficile la ressaisie de soi par soi «Où en suis-je?» Dans un «état proche de l’Ohio», comme dans la chanson, puzzle non totalisable.

Naviguer sur et par Internet fait éprouver un brouillage spatio-temporel sans recul. Peut-on encore parler d’espace, instance de différenciation, qui sépare l’ici et l’ailleurs, le dedans et le dehors ? Parler encore de temps, instance de synthèse, qui fait le lien entre avant et après, ressaisie de soi, mise en perspective du dedans et du dehors ?

Emmanuel Kant avait théorisé et décrit cette dissymétrie, entre le temps qui lie et l’espace qui sépare. Or, qui va à la plage perd sa place. Dans nos tribulations d’internautes, tout semble sens dessus dessous.

L’utilisateur, dans ses activités en réseau, est constamment porté par des renvois, des sollicitations successives qui abolissent les cloisonnements spatiaux et leur appréhension distincte. Confusions entre le Web et Internet, sans parler des portails, sites, nuages, lieux ? Séparés ? Liés ? Parcourus ? Que devient le rassurant écart entre l’ici et l’ailleurs ? Travailler à plusieurs sur le même programme, ou le même pad (Compatible Time-Sharing System), réaliser simultanément plusieurs tâches (multi-tasking), et c’est le vertige de l’ubiquité : se trouver comme démultiplié, fragmenté, sans pouvoir opérer en soi la «recollection» qui permettrait de se retrouver et se situer. Se taire, alors, et nager ? Laisser faire les opérateurs, déléguer sa boussole, se laisser embarquer ou débarquer ? Au moins, Cythère, on savait où c’était.

Nager, sur la surface de la Toile, au levant de la révolution informatique, fait disparaître le morcellement de l’espace dans une fluidification qui l’étire indéfiniment par le jeu des renvois hypertextuels. Et rend délicate l’élaboration intérieure, en soi-même, œuvrée, d’une durée porteuse de signification. Notre pauvre identité, raccommodée, juxtaposée, faite d’opérations disjointes dont la logique échappe, fait peine à voir. Comme l’ailleurs n’est plus clairement un ailleurs, puisqu’avec le monde entier, je suis de plain-pied, les contours de mon être deviennent difficiles à dessiner. Etrangeté de l’ailleurs abolie. Médiations de l’ici embuées.

Le remède au brouillage spatial est-il alors dans les Commons ? La délimitation, sur Internet, d’un patrimoine culturel humain commun, qui permettrait à chacun de faire le lien entre l’histoire du monde et la sienne ? Hannah Arendt préconisait déjà, dans sa période américaine, de donner tout leur sens aux séparations extérieures, publiques, privées, symboliques. Soit d’un espace public à recevoir en héritage et à augmenter. Faut-il alors, sur la Toile, sacraliser, découper par des paroles et des dispositifs juridiques, un lieu des Communs ? Pour que l’internaute y reste un inter-naute. Que son navire ne se fasse pas bateau ivre, mais reste, sans désemparer, une nef, interface du fluide et du ferme, comme l’écrivait Michel Foucault dans son article «les Espaces autres» : «[…]. le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer…».

Préserver, de l’espace, une lisibilité. Savoir sur quoi on fait cap. Ceci requiert, sans doute, un havre, une sanctuarisation du droit d’exercer son libre arbitre d’internaute et d’informaticien. Le remède à la fragmentation intérieure, au naufrage de la synthèse, est-il dans le Libre ? Sans doute. Mais à un Libre qui n’en resterait pas à l’open source, qui vogue surtout sur la culture du résultat, se nourrit de réalisations collaboratives opératoires, en minorant l’éthique du Libre originaire : celui du free software.

Père du free software, par son projet GNU de septembre 2013, Richard Matthew Stallman, mathématicien hors pair formé à Harvard, programmeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), a construit pas à pas les conditions techniques, juridiques, d’un usage de l’informatique qui ne soit pas navigation passive. Le Libre tel qu’il l’a initialement conçu permet à une communauté d’accéder au code source des programmes, de l’étudier, de le copier pour développer des applications, de l’enrichir, de le reverser à la communauté par la distribution de copies modifiées. Il évite donc, dans sa version originale de free software, alors que l’open source n’en retient que la dimension opératoire, les vents mauvais d’une nage assujettie, myope, dont les traces sont autant de métadonnées monnayables et porteuses de plus d’assujettissement encore. Le Libre propose les conditions d’un accès à une extériorité respectueuse des séparations, territoires d’exercice du libre arbitre. Et à un rapport à soi exigeant, éthique. Lorsque Linus Torwalds a rendu libre son noyau, Linux, les réalisations du projet GNU ont pu converger vers GNU/Linux, improprement appelé Linux. GNU, non plus que Free Software ne méritent pas cette éclipse. Une hirondelle ne fait pas le printemps. L’open source, ça marche, certes, un peu comme une aurore boréale. Mais l’aventure humaniste du Libre, qui en appelle à une autonomie, qui essaye de rendre lisibles les domaines rencontrés, et de responsabiliser l’internaute, dans les outils qu’il choisit et qu’il partage, est plus chaleureuse et lumineuse encore. Un internaute, ça peut nager énormément. Prendre le bouillon. Ni vu ni connu, je t’embrouille. Le Libre, ça restaure le «Où suis-je ?» et le «Où en suis-je ?» Ça éclaire la plage. Ça déménage.

Véronique Bonnet, philosophe.

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