Un nouveau conflit mondial: le droit de la guerre

Le 15 septembre 2009, le rapport Gold­stone sur la guerre de Gaza était publié, accusant l’armée israélienne et, dans une moindre mesure, les groupes armés palestiniens d’être responsables de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité, déclenchant aussitôt une intense controverse. Celle-ci était d’autant plus forte que le rapport de l’ONU menaçait Israël et les groupes armés palestiniens d’une intervention de la justice internationale si chacun des belligérants n’ouvrait pas des enquêtes conformes aux standards internationaux sur les crimes commis par les leurs. En laissant entrevoir des poursuites internationales, le rapport Goldstone offrait la possibilité – au moins théorique – de criminaliser la puissance la plus forte militairement dans le conflit, comme cela n’avait pas été possible, par exemple, durant la guerre d’Algérie ou la guerre du Vietnam.

C’est là que se situe l’enjeu stratégique et politique majeur du rapport Goldstone: le droit est devenu un champ de bataille dans la guerre médiatique que se livrent des belligérants. En pointant du doigt les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, une commission d’enquête peut délégitimer une ou plusieurs parties. Cette réalité s’est exacerbée depuis 1993 avec l’intrusion en ex-Yougoslavie de la justice internationale dans le temps même de la guerre. Cette menace de la criminalisation est d’autant plus forte que la présomption d’innocence n’existe pas dans l’espace public. Accuser des belligérants d’avoir violé les lois de la guerre équivaut à les condamner auprès des opinions publiques.

Les groupes armés palestiniens et le gouvernement israélien ont parfaitement intégré cette nouvelle dimension du conflit. Le Hamas ne cache pas son objectif: délégitimer l’Etat hébreu de la même manière que le fut l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Militairement, il se sait vaincu d’avance face à une armée qui possède la maîtrise absolue du ciel et un armement sophistiqué, alors que ses combattants sont équipés de kalachnikovs, de lance-roquettes et de mortiers sommaires. Mais en conduisant la guerre depuis des zones densément peuplées – et Gaza est l’un des endroits les plus densément peuplés du monde –, le Hamas et les autres groupes armés savent qu’ils déclencheront en retour une réaction disproportionnée de l’adversaire qui pourra les servir politiquement et juridiquement. C’est ce qui s’est passé avec l’offensive israélienne «Plomb durci» lors de l’hiver 2008-2009, marquée par un très lourd bilan humain et des destructions massives. Il y eut treize Israéliens tués (dont quatre par leurs camarades, par erreur) et entre 1166 et 1444 Palestiniens tués, dont, au minimum, 295 étaient des hommes, des femmes et des enfants non impliqués dans les combats (chiffres de l’armée israélienne).

Si «Plomb durci» a permis aux autorités israéliennes de limiter le nombre de roquettes tombées sur le sud d’Israël de 3000 en 2008 à moins de 300 en 2009, la victoire fut politiquement palestinienne, comme l’analysa le journal en langue arabe de Londres, Al-Ayat: «Les destructions et les morts deviennent les éléments d’une victoire morale, politique et légale du ‘faible’.» De fait, même accusés de crimes de guerre, les groupes armés n’ont pas grand-chose à perdre en termes de réputation et génèrent de la sympathie pour leur population meurtrie. Craignant que l’Etat hébreu ne se transforme en paria sur la scène internationale, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a estimé que le rapport Goldstone représentait dans le domaine diplomatique l’équivalent de la menace iranienne dans le nucléaire. Le mandat d’arrêt émis en décembre dernier contre l’ex-ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni par un tribunal londonien pour sa responsabilité présumée pour crimes de guerre à Gaza est l’un des signes de cette nouvelle «lawfare», soit l’utilisation de l’arme du droit dans la guerre.

D’où la tentation d’Israël, mais aussi d’autres Etats occidentaux – les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, engagés en Irak et/ou en Afghanistan – de réviser les lois de la guerre, estimant que celles-ci font le jeu des groupes armés. Ils veulent donner une marge d’action supérieure à leurs soldats tout en évitant le risque de criminalisation. Ce qui inquiète le Comité international de la Croix-Rouge et les organisations de défense des droits de l’homme qui redoutent que l’adaptation du droit aux conflits actuels ne mène à un démantèlement des protections offertes aux civils par les Conventions de Genève. Rappelons que l’administration Bush avait considéré en son temps que les Conventions étaient devenues «obsolètes» dans le contexte de «la guerre anti­terroriste». Bien qu’étant moins idéologue et plus soucieuse des droits de l’homme, l’administration Obama n’a pas fondamentalement changé de cap. En octobre dernier, c’était au tour du premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, de demander à ses ministres «d’examiner les possibilités pour soutenir une initiative internationale destinée à réviser le droit de la guerre afin de lutter contre la propagation du terrorisme». Son ministre de la Défense, Ehoud Barak, a révélé qu’il était déjà en contact avec ses homologues de l’OTAN, dont les armées sont engagées en Irak et en Afghanistan, et que ceux-ci soutenaient aussi l’idée de changer les lois de la guerre.

La séparation traditionnelle entre civils et combattants, clef de voûte des Conventions de Genève de 1949, est-elle encore opérante dans ces guerres asymétriques où s’opposent des armées puissantes et des groupes armés, comme en Afghanistan, au Pakistan, aux Philippines, en Colombie et ailleurs? Quid du paysan qui se transforme en combattant la nuit? Quid des combattants du Hezbollah et du Hamas qui n’ont pas d’uniforme, se cachent au sein de la population civile, entreposent des armes chez eux et tirent depuis des lieux densément peuplés?

Si le défi que représente la guerre asymétrique fait l’objet d’un consensus dans les armées conventionnelles, des divergences profondes subsistent quant aux solutions. En Israël, le spectre est large entre ceux qui, avec Asa Kasher – tenu pour l’idéologue de «Plomb durci» –, préconisent de réduire drastiquement la définition des civils, lesquels sont protégés par le droit de la guerre, et ceux qui estiment que ce rétrécissement de la définition des civils est philosophiquement, moralement et juridiquement inacceptable, car elle revient à infliger un coût humain trop lourd aux populations ennemies pour minimiser ses propres pertes.

Face aux pressions notamment américaines, britanniques et israéliennes d’entamer un processus de révision du droit, le CICR a résisté. Mais il a néanmoins clarifié le concept de «participation directe aux hostilités», défini précisément la notion de «civils» et souligné le fait qu’un combattant sans uniforme constitue une cible légitime, même lorsqu’il n’est pas armé. Un trop petit pas pour le gouvernement israélien et pour les Etats-Unis, un trop grand pour d’autres. Le droit n’a pas fini d’être un champ de bataille.

Pierre Hazan, Visiting Lecturer à l’IHEID.