Un nouvel échec de la directive sur le droit d’auteur serait un jour noir pour l’Europe de la culture

Mercredi 12 septembre, à Strasbourg, haut lieu symbolique de l’histoire européenne, les 751 députés européens se retrouvent pour un rendez-vous doublement important. D’abord, le président la commission européenne, Jean-Claude Juncker, prononcera son discours de l’état de l’Union européenne, le dernier d’un mandat de cinq ans marqué par une crise désormais existentielle de l’UE. Ensuite parce que nos eurodéputés examineront à nouveau le projet de directive européenne sur le droit d’auteur, faute d’avoir pu s’accorder sur un texte le 5 juillet.

Ce qui va se passer mercredi aura une importance déterminante pour l’avenir de l’Europe, bien au-delà du texte lui-même. Il s’agit en fait de la souveraineté de notre Union. Avant d’évoquer ce qui peut se passer, il est important de rappeler d’où vient cette directive. Elle résulte de la volonté acharnée de la Commission européenne de réformer le cadre européen du droit d’auteur sous prétexte que celui-ci ne fonctionnerait pas et entraverait la libre circulation des biens culturels. Ce qui est évidemment faux !

La réalité quotidienne des centaines de millions d’internautes européens, c’est l’accès à tous les types d’œuvres culturelles, à toute l’information possible, grâce à Internet. Les plates-formes Internet facilitent l’accès des artistes au public. Le commerce électronique permet, en tout point de l’Union, de recevoir livres, films, musique, etc.

Déséquilibre colossal

Le problème est évidemment ailleurs : depuis le vote des deux grandes directives de 2000, sur le commerce électronique, et 2001, sur le droit d’auteur, s’est progressivement creusé un déséquilibre colossal entre, d’une part, l’aspiration par quelques grandes plates-formes américaines de toutes les recettes publicitaires – grâce, en particulier, à l’utilisation massive des œuvres créées par les auteurs européens et des articles de notre presse – et, de l’autre, les forces de la création et de l’information de l’Europe, mal, voire pas du tout, rémunérées, mais de plus en plus dépendantes de ces mêmes géants technologiques. C’est ce qu’on appelle le transfert de valeur.

Au lieu de se concentrer sur ce problème, la Commission a préféré remettre à plat le cadre juridique du droit d’auteur. Avec ce projet de directive, elle a ouvert la boite de Pandore et, en déclarant au moment de prendre ses fonctions en 2014, la nécessité de « briser les barrières nationales en matière de droit d’auteur », le président Juncker envoyait un message redoutable. Il faisait ainsi le lit de ceux qui ne cessent de vouloir multiplier les exceptions au droit d’auteur, jusqu’à faire du droit lui-même une exception dans l’univers numérique.

Attaque contre la culture, attaque contre les auteurs, à qui le droit d’auteur a pourtant permis d’acquérir la liberté, en échappant aux tutelles anciennes du roi, de la religion ou du mécène. Attaque, enfin contre l’un des pans les plus dynamiques de l’économie européenne, puisque le droit d’auteur est l’un des piliers des industries culturelles européennes, qui représentent 540 milliards d’euros de revenus cumulés et quelque 7 millions d’emplois, comme le rappelait en 2014 une étude Ernst & Young.

Au Parlement européen, même attaque. Là où un bilan objectif du cadre juridique du droit d’auteur en Europe était annoncé, c’est l’unique représentante du Parti pirate à Bruxelles, groupuscule qui a fait de la lutte contre la propriété intellectuelle une obsession, qui se voyait confier un rapport sur la question ; un peu comme si on avait confié à un boucher le rapport sur les mérites du végétarianisme.

Né sous les plus sombres auspices, ce projet de directive, grâce au travail acharné de nombreux députés européens, est à présent moins déséquilibrée. Si l’intention de départ a conduit inévitablement à la proposition de nouvelles exceptions au droit d’auteur, au moins l’idée qu’il y a urgence à corriger le transfert de valeur a-t-elle abouti à proposer deux mesures.

L’une (article 11) reconnaît enfin, par la création d’un droit voisin pour la presse, que les plates-formes comme Google ou Facebook, qui utilisent les articles des journaux et donc le travail de la presse, doivent la rémunérer en contrepartie.

L’autre (article 13) crée les conditions d’un rapport contractuel normalisé avec des plates-formes comme YouTube, qui continuent de se retrancher derrière une irresponsabilité fictive leur permettant de rémunérer dix fois moins les artistes et les auteurs que des services comme Spotify ou Deezer.

Trois scénarios possibles

Mercredi, au Parlement européen, trois scénarios sont possibles : le premier, c’est à nouveau le rejet du mandat de discussion, ou le renvoi en commissions de l’examen de certains articles. Compte tenu du peu de temps qu’il reste à cette mandature européenne, cela revient à enterrer définitivement le projet de directive.

Le second scénario serait que le Parlement adopte une version équilibrée de la directive avec ses nouvelles exceptions, jamais bienvenues, mais au moins, en contrepartie, des droits nouveaux pour notre presse, pilier de notre démocratie européenne, et les conditions d’une meilleure protection et rémunération pour nos auteurs. Encore faut-il que, au stade du « trilogue » européen, qui réunit le Conseil, la Commission et le Parlement, cet équilibre précaire ne soit pas remis en cause au détriment des secteurs européens de la création et de la culture.

Mais on peut craindre aussi un troisième scénario, celui du pire : l’adoption d’un mandat de négociation, mais sur la base de versions qui reviennent à annuler les effets attendus des articles 11 et 13, voire pis. Certains amendements prévoient par exemple une exception générale pour les petites entreprises. Au nom de quoi ?

On parle d’innovation. Mais le droit d’auteur nourrit l’innovation créative et n’est fonction que du revenu dégagé par celui qui exploite des œuvres protégées à son profit, peu importe la taille de l’entreprise concernée. De même, pour la presse, certains amendements font courir le risque que Google News échappe au périmètre du nouveau droit voisin, alors que Google a plus de 95 % de part de marché partout en Europe.

Un nouvel échec de la directive serait un jour noir pour l’Europe de la culture et de la création. Un lobbying d’une violence inédite de la part d’une entreprise – avec la menace de couper les liens Internet vers la presse, véritable censure, déjà utilisée lors de tentatives de législation en Espagne et en Allemagne – aurait ainsi réussi une nouvelle fois à dicter sa loi.

Il faut que nos élus méditent ces chiffres : une enquête menée cet été par Harris Interactive montre que 61 % des citoyens européens s’inquiètent que les géants de la technologie puissent « compromettre le fonctionnement des démocraties » et que les deux tiers d’entre eux « estiment que les géants de la technologie ont plus de pouvoir que l’Union européenne ». A tous nos eurodéputés, nous disons, avec gravité : le 12 septembre, votez pour l’Europe de la création, ne votez pas pour l’Europe de la soumission.

Jean-Noël Tronc est directeur général de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM).

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