Un nouvel élan pour l'Europe

Par Denis MacShane, député travailliste et ancien ministre des Affaires européennes du gouvernement de Tony Blair (LIBERATION, 31/05/06):

es chefs européens vont-ils avoir le courage de dire ce que chaque citoyen pense ? La Constitution européenne, rejetée par la France il y a un an, est bel et bien morte. L'Europe se ridiculise à en veiller le cadavre. Rien ne le ramènera à la vie. Et pourtant, personne ne se risque à dire la vérité. En 1954, quand la Communauté européenne de défense fut mise à mort, elle aussi par les Français, mais dans le cadre d'un vote parlementaire et non d'un référendum, nul ne s'attarda autour du cadavre. L'Europe avait alors des dirigeants qui savaient aller de l'avant. Après l'échec de 1954, l'Europe de la défense progressa néanmoins, notamment avec l'incorporation de la RFA dans l'Otan qui se fit au grand dam des nationalistes de droite comme de gauche. Dans le même temps, Monnet, Schuman et les autres organisaient la conférence de Messine qui devait conduire au traité de Rome en 1957.

Aujourd'hui, un an après le non de la France, le rêve que ce non se transforme en oui et que les Néerlandais, prenant brutalement conscience des charmes de Bruxelles, votent ja subsiste encore. Pourquoi cette réticence à énoncer clairement ce que chaque citoyen européen sait au fond de lui : la Constitution que M. Giscard a offerte aux peuples d'Europe, il y a deux ans, ne peut être réanimée.

La cérémonie de signature fut le dernier grand spectacle organisé par l'ancien Premier ministre italien, Silvio Berlusconi. Mais les Européens ne veulent plus des jeux du cirque. Ils réclament du pain : une nouvelle Europe de l'emploi, de l'investissement, de la justice sociale, de la lutte contre la criminalité, de la sécurité et du souci de l'environnement. Satisfaites les besoins matériels des citoyens et ensuite seulement parlez politique. A trop se préoccuper de traités ­ Maastricht, Amsterdam, Nice et le traité constitutionnel ­, l'Europe a délaissé l'assainissement des finances publiques et la réforme des systèmes économiques au service de l'emploi et de la croissance qui seuls permettent d'investir pour l'avenir.

Le contenu de la Constitution n'est pas en cause ; elle renfermait bien des choses admirables, et le travail de la convention mérite d'être salué. En dépit de son nom grandiloquent, il s'agissait bien d'un traité. Elle ne commençait pas par «Nous, le peuple...», mais par «Le roi de Belgique, le président de la République tchèque, la reine du Danemark...» et se poursuivait comme n'importe quel traité intergouvernemental. Par ailleurs, la Constitution existe déjà, sous la forme des traités successifs que la Communauté économique européenne, puis la Communauté européenne et enfin l'UE ont signés depuis 1950. Ils contiennent les règles sans lesquelles l'Europe ne pourrait fonctionner.

Ces règles doivent être approuvées en bloc. C'est pourquoi isoler le préambule et les deux premières parties du traité constitutionnel et les soumettre à un nouveau vote n'a pas de sens. Chaque mot, chaque virgule du traité Giscard comme de tout autre traité futur participent d'engagements solennels qui ont un impact direct sur la vie des citoyens. Il est irréaliste d'imaginer qu'un Etat puisse engager ses citoyens sans leur consentement. L'Europe est le produit de lois et non de déclarations. Nous ne pourrons la construire que sur une base qui nous agrée tous.

En ce sens, la Constitution est morte. Son contenu était intéressant, ses objectifs, nobles, sa volonté affichée de trouver le juste équilibre entre le social et l'économique, ambitieuse. Mais c'est fini. Il revient maintenant aux gouvernements français et néerlandais de dire clairement qu'il est temps d'avancer. Je ne connais pas d'homme politique français, même parmi les Européens les plus convaincus, qui croie qu'un second référendum pourrait être gagné. A Madrid, à Rome, à Varsovie, et dans toutes les autres capitales d'Europe, personne ne pense sérieusement que la Constitution telle qu'elle existe puisse être mise en oeuvre.

Comment aller de l'avant ? Commençons par faire notre deuil de la Constitution. Alors, seulement, nous pourrons réfléchir aux arrangements institutionnels nécessaires au fonctionnement d'une Europe à 25, et bientôt à 27 ou même à 30. Il est clair que le système de la présidence tournante est dépassé.

Il nous faut un Vorsitzender, un président stable du Conseil européen. Le président européen doit représenter les gouvernements élus. Le président de la Commission, quant à lui, doit être le serviteur de l'Europe, pas son maître. Le président du Parlement européen est important, mais il en est de même des présidents de l'Assemblée nationale, du Bundestag ou de la Chambre des communes. Il devrait être possible d'obtenir cette légère modification des traités, nécessaire pour créer le président européen. Un traité intergouvernemental comprenant un article unique et ratifié par les Parlements nationaux ferait l'affaire, et la réforme pourrait être effective dès 2008 ou 2009. Une autre réforme utile, préconisée par M. Giscard d'Estaing, serait de donner davantage de pouvoirs aux Parlements nationaux afin qu'ils puissent s'approprier le projet européen. Une troisième proposition pourrait porter sur les Affaires étrangères. L'Europe doit parler d'une seule voix. La fonction de ministre des Affaires étrangères européen devrait être confirmée et les services diplomatiques des 25 Etats membres, travailler de concert.

L'Europe doit être construite brique par brique. Ce n'est pas un complexe architectural livré clés en main que les citoyens sont tenus d'admirer sous prétexte qu'il a été pensé à Bruxelles par des présidents à la retraite et des élites qui préfèrent rester sourds à la voix du peuple.

Par-dessus tout, l'Europe doit retrouver l'élan économique qui lui a donné tant de confiance dans les premières années de sa construction, mais qui a tant faibli depuis. Il serait peut-être judicieux d'envisager à nouveau le projet imaginé par Schuman d'une haute autorité rassemblant les Etats prêts à partager leur souveraineté, par exemple dans le domaine de l'énergie, pour avancer avec ceux qui le souhaitent. La Commission doit-elle imprimer sa marque sur toutes les politiques européennes ? La politique de l'énergie ou la lutte contre l'immigration seraient peut-être traitées plus efficacement par des institutions ad hoc. L'Europe pourrait se construire sous forme de plusieurs maisons plutôt que d'une Übercommission, seule source d'autorité.

L'Europe a besoin de nouveaux outils institutionnels et constitutionnels. Mais, à l'exemple des Américains, nous pourrions choisir d'avancer par amendements et améliorations, plutôt que de tout reprendre à zéro. Les Européens devraient voir leur Constitution comme une loi fondamentale ayant vocation à être sans cesse améliorée. Notre premier devoir est de clore les obsèques de la Constitution. Si les Européens continuent à croire que la Constitution née à Rome sous les auspices de M. Berlusconi bouge encore, tout espoir de se mettre au travail sur les réformes qui s'imposent est vain. La renaissance vient après la mort, pas avant.