Un pays divisé entre les côtes et les terres

Les disparités entre les villes côtières et le reste du pays sont telles qu'une explosion sociale est prévisible. On a longtemps, trop longtemps, vanté les vertus de la politique économique de Ben Ali. Une Tunisie florissante, nous disait-on, une Tunisie submergée par le tourisme, une Tunisie fournissant une main d'œuvre bon marché aux entrepreneurs européens. Une carte postale pour homme d'affaires naïf. Le Fonds monétaire international décernait bon point sur bon point, sur la base de chiffres faussés par l'administration du dictateur. Après deux jours de tourisme statistique, l'organisation quittait le pays, sourire aux lèvres, bronzage avéré.

Telle Catherine II, la dictature a construit des villages Potemkine afin de séduire investisseurs et zélotes du maillot de bains. Des pauvres ? Des mendiants ? Ils étaient raflés, mis dans des car, direction le Sud, là où les étrangers n'allaient pas. Un fond social, le 26x26, fut créé à grands bruits. Ecoliers, parents devaient donner afin d'aider les plus pauvres. Ainsi ils ne le seraient plus. On appris que les millions de dinar récoltés chaque année allait directement dans le coffre-fort de Leïla et Zine. Cet alignement de paravents fit croire que la Tunisie était prospère, heureuse. On y fermait sa gueule mais on y mangeait à sa faim. La mythologie a pris fin le 14 janvier.

La Confiture des pauvres. Derrière les palissades dorées : l'illettrisme, deux millions de personnes sous le seuil de pauvreté, des villages privés d'eau courante et d'électricité, une nation où les égouts débordent dès que la pluie est battante. Cela a porté de voiture de Tunis. A quelques heures du scrutin, il faut crier la profonde inégalité qui scinde ce pays. Les deux présidents, Habib Bourguiba et Zine El-Abiddine Ben Ali, n'ont eut de cesse de privilégier les villes côtières et de laisser le reste de la population en jachères. Résultat : deux Tunisie cohabitent sur le même sol. L'une, aisée, tendance dolce vita, boîte de nuit et courses chez Carrefour ; l'autre, sans emploi possible, sans espoir, sans moyen de vivre décemment. Au lieu de prendre un petit-déjeuner, on fume quelques cigarettes de la marque Mars. La confiture des pauvres, selon l'expression nationale. Au lieu de pain et de beurre, la nicotine vous cale l'estomac. Cela coûte moins de cinq cents millimes – 25 cents d'euros – contre quelques dinars pour un repas du matin satisfaisant.

Tunisie des côtes, Tunisie du sable. Il suffit de punaiser la carte de Tunisie au mur, de tracer un trait qui longe les côtes. En bordure de Méditerranée, les hôtels côtoient les restaurants, les usines. Au-delà de cette frontière, 80 % de la population souffre. Et s'impatiente. A juste titre. Quelque soit le vainqueur des élections du 23 octobre, il lui faudra résoudre cette terrible équation : mettre le paquet pour que les régions défavorisées, par choix politique, deviennent la priorité. Il y a une forme d'horreur sociale, économique et morale à laisser des femmes, des hommes, des enfants privés de presque tout. Le réseau routier n'existe que là où le président se rendait. Au Nord-Est du pays, à côté de Tabarka (frontière avec l'Algérie), on a découvert des dizaines de villages dans la montagne sans eau, sans électricité, sans soins médicaux. Des troglodytes version XXIe siècle dont l'Etat despote se foutait. Ce triste exemple, on le dénombre par centaines de villages.

Cette image réelle de la Tunisie, peu de candidats l'ont soulignée. Personne n'a encore fait le procès des vingt-trois années benalistes. Ce déni de réalité ne fait qu'empirer la situation. Si l'on continue à laisser une majeure partie des tunisiens dans une précarité quasi-médiévale, l'explosion sociale sera atomique. Face à une classe richissime, difficile de tolérer une population qui vit en dessous du seuil de pauvreté. A 400 dinars par mois, 206 euros, impossible de s'en sortir sans la solidarité. La conséquence fatale se traduit par la migration vers Tunis de nombreux nécessiteux. La capitale compte désormais près de deux millions d'habitants. En résulte un pays hydrocéphale, un cinquième de la population se concentrant dans le Grand Tunis. Ce déséquilibre entre régions est le mal le plus venimeux qui ronge le pays. Sans réduction rapide des inégalités entre les deux parties d'une même nation, il y a fort à parier que le sentiment d'injustice se transformera en une lutte des classes nécessaire et compréhensible. La révolution du 14 janvier ne s'est pas arrêtée le 14 janvier.

Sans remède radical, nous connaîtrons deux Tunisie. Celle des riches, des aisés ; celle qui n'a rien, ou presque. La révolution a eut lieu car ceux qui n'avaient rien se sont révoltés. Sans eux, rien n'aurait eu lieu. Maintenant, il faut leur rendre la pareille. Et que les aides promises par l'Europe et la France soient enfin versées. Ne vous étonnez pas qu'ils votent Ennahda, le parti islamiste. Ce sont les seuls qui s'intéressent à eux.

Par Benoît Delmas, journaliste et écrivain.

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