Un pays qui s’émancipe

Le changement social se manifeste souvent d’abord par ce dont on ne parle plus. Dans l’élection des députés au Parlement européen qui vient d’avoir lieu, ce dont on ne parle plus, c’est d’une éventuelle disparition ou même d’un affaiblissement de l’Union européenne. C’est sans doute la première fois que les citoyens européens ont voté pour élire leur Assemblée dans les conditions les plus proches d’une élection législative «normale» : des thèmes, des partis, des choix.

Cet événement est constitué par la combinaison de cinq traits majeurs :

1) Une participation en hausse notable (51 %, la meilleure depuis vingt ans) : l’Europe intéresse les Européens.

2) On a voté sur les enjeux européens et les vainqueurs sont ceux qui mettent l’Europe au centre de leur projet, en positif (progressistes et écologistes, tous deux fédéralistes, font à eux deux près de 53 % à Paris) ou en négatif (nationalistes europhobes).

3) Les Européens demandent un Etat européen de plein exercice pour l’Europe : pour le climat et la biodiversité, pour des actions économiques et sociales volontaires, pour la défense des frontières et la souveraineté économique et géopolitique face à la Russie, à la Chine et aux Etats-Unis.

4) Les scènes politiques nationales ont fini par intégrer les enjeux européens. Ceux qui n’ont pas compris cette mutation l’ont payé cher.

5) Les nationalistes n’ont pas réussi de percée spectaculaire, ils capitalisent des progrès précédents, sans plus. Ils sont stables là où ils étaient déjà forts (Hongrie, Pologne, Italie, Autriche, France, où le parti de Marine Le Pen fait moins bien qu’en 2014). On n’observe pas de dynamique sensible ailleurs.

En fait, il s’agit sans doute de la première élection d’une nouvelle ère. Depuis dix ans, l’Europe a tangué mais elle a tenu. La crise de 2008 a été une épreuve pour l’UE mais ses choix audacieux ont montré comment une politique monétaire unifiée et décomplexée, à l’abri d’une monnaie continentale, peut protéger des fluctuations de l’économie mondiale. Le traitement chaotique de la crise des réfugiés a illustré les divisions des Européens sur les migrations et suscité une demande régalienne d’Europe. Par ailleurs, grâce aux politiques publiques de «cohésion», l’UE constitue un puissant levier de développement et, surtout à l’Est, il n’est pas question d’y renoncer. Enfin, le Brexit a profondément divisé les Britanniques, mais a, au bout du compte, renforcé l’unité des Européens.

Le nouveau Parlement européen, élu au scrutin proportionnel, présente les grandes lignes politiques de la société européenne dans sa diversité et dans ses convergences. Cette vie politique est elle-même l’émanation d’une société européenne bien vivante, que les rentes et les corporatismes politiques cristallisés dans l’après-guerre masquaient. Le fait que la Chambre haute, le Conseil de l’Union européenne, soit composée de dirigeants d’exécutifs nationaux illustre cette strate qui devient archaïque. Cette élection met fin, de fait, au duopole entre la «gauche» et la «droite» de «gouvernement». Les politiques publiques décidées au sein du nouveau Parlement européen seront non seulement à l’échelle continentale des enjeux, mais à celle de l’Europe comme société : à géométrie variable, avec des lignes de clivage mouvantes selon les problèmes à résoudre et les registres d’action.

Les populistes se retrouvent coincés par le fait que leurs électeurs ne veulent plus sortir de l’UE et qu’ils plébiscitent Erasmus, l’euro, Schengen, et le corps des gardes-frontières. La recomposition européenne pousse plus loin les recompositions nationales. En Allemagne, les deux grands partis traditionnels font tous deux des scores médiocres en comparaison des précédents scrutins, à la différence des Verts. Le projet de nationalisme de gauche porté par les communistes et leurs avatars, déjà peu attractif, s’affaisse encore. Pour capter la défiance nationaliste vis-à-vis de l’UE, l’extrême droite est clairement la mieux équipée. L’inversion des scores entre le Mouvement Cinq Etoiles «antisystème ni de droite ni de gauche» et la Ligue est à cet égard significatif tout autant que la déroute de La France insoumise. Les configurations parlementaires actuelles vont devoir bouger : les PS/PSD espagnols, portugais, italiens, qui sont en progrès, sont en fait très proches du nouveau groupe progressiste en voie de formation tandis que les deux grands groupes PPE et S&D, affaiblis doivent se réinventer.

La scène européenne participe donc clairement d’un projet de société multiscalaire, du local au mondial, tandis que ceux qui croient que le niveau national suffit vont certes peser, mais de manière défensive, comme mouvements «provinciaux». Comme lorsque des courants nostalgiques, animés par des notables agrariens menacés dans leurs privilèges, contestaient, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la construction de scènes publiques nationales. Les Européens envoient un message somme toute assez clair : pour résoudre leurs problèmes, ils veulent se gouverner eux-mêmes à l’échelle de leur pays et pour cela, ils ont un outil dont ils n’imaginent même plus pouvoir se passer : l’Union européenne.

Sylvain Kahn, Géographe, professeur à Sciences-Po et Jacques Lévy, géographe, professeur à l'EPFL et à l'université de Reims.

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