Un récit qui n’oublie pas les perdants

Ceux qui ont essayé, dès les premiers jours qui ont suivi le 13 Novembre, de proposer une analyse lucide de l’infernal engrenage qui a mené à ce qui s’est passé ce jour-là ont sans doute eu le tort de parler trop tôt.

Puis les langues se sont déliées, à la radio, à la télévision, dans la presse, sur Internet. Tout a été dit, semble-t-il. Il y a, en gros, deux camps. Contre ceux qui veulent essayer de comprendre, il y a ceux (bouleversés ou qui renâclent à l’effort intellectuel) qui veulent s’en tenir à l’irrationnel, à ce surgissement incompréhensible d’une barbarie inouïe au cœur d’un siècle qu’on croyait civilisé, et qui veulent donc détruire ladite barbarie - l’éradiquer. Mais que signifie exactement éradiquer ? D’un point de vue étymologique, il s’agit d’arracher des racines - radix. Or «les racines», c’est une métaphore, ce n’est pas en bombardant, ni même en envoyant des commandos sarcleurs sur le terrain qu’on les arrachera.

Les racines, elles sont dans la tête de tous ceux qui sont prêts à s’embarquer dans cette aventure, à aller à Raqqa ou ailleurs faire allégeance au calife.

La carte de l’accord secret Sykes-Picot du 16 mai 1916, conclu entre la France et le Royaume-Uni, avec le consentement de la Russie, établissant leurs zones de contrôle au Moyen-Orient. Photo The National Archives UK. AFP
La carte de l’accord secret Sykes-Picot du 16 mai 1916, conclu entre la France et le Royaume-Uni, avec le consentement de la Russie, établissant leurs zones de contrôle au Moyen-Orient. Photo The National Archives UK. AFP

Etrange calife, n’est-ce pas ? Certes. Mais au lieu de se gausser de sa montre suisse ou de s’effaroucher de sa division du monde en dar al-islam et dar al-harb - «orbe de l’islam» / «orbe de la guerre», il n’y a vraiment rien de nouveau là-dedans - au lieu de tout cela, pourquoi ne pas, d’abord, se demander ce que ça signifie, «calife» ? Inutile d’entrer dans une discussion aussi obscure qu’oisive sur les attributs du calife après la mort de Mahomet, sur la nature exacte de cette succession - est-ce qu’on succède à un prophète ? Tout cela, ce sont pinaillages pour temps de paix. L’urgence, maintenant, est de se souvenir qu’il n’y a plus de calife en islam sunnite depuis qu’Atatürk abolit, en 1924, l’institution et envoya le dernier titulaire, Abdul Majid II, en exil à Paris, où il vécut en gentilhomme désœuvré et mourut dans l’anonymat. Il est vrai que le monde avait d’autres soucis : on était en 1944…

Donc, depuis 1924, les sunnites n’ont plus de calife - plus de «pape». A défaut, ils avaient des chefs politiques au caractère bien trempé, un certain Nasser, qui faisait chavirer les foules arabes. Des chefs politiques, des «hommes forts», des Nasser, des Bourguiba (à usage local), des Saddam, des Saleh au Yémen, des Fayçal, etc.

Mais peu à peu, tout cela se délita. Nasser, rongé par la défaite de la guerre des Six Jours, déprimé, meurtri, se détruisit à petit feu (quatre paquets de cigarettes par jour) et mourut la cinquantaine à peine entamée. Ceux qui voulurent prendre la suite disparurent l’un après l’autre, sans gloire, jusqu’à cette double apothéose noire de l’humiliation qu’un scénariste n’aurait pas osé proposer au producteur, tant elle est caricaturale : Saddam fait comme un rat, littéralement, pêché dans un trou, pendu sans même avoir pu finir sa dernière prière, et Kadhafi, sorti d’une sorte de buse où il s’était caché (un égout, en somme, encore les rats), lynché sur place.

Mettez-vous dans la tête de l’Arabe nationaliste assistant à cette patiente élimination de tous ses hommes forts, un par un, et de façon de plus en plus humiliante. Déjà qu’on n’arrêtait pas de lui dire qu’il avait été «écrasé» (comme un insecte) en six jours par l’armée israélienne en 1967, voilà qu’il était maintenant promu, par ses leaders interposés, à la condition de rongeur.

Entre-temps, il y avait eu l’ayatollah, bien sûr, qui avait tenu tête au «Grand Satan» (les diplomates américains pris en otage à Téhéran pendant quatre cent quarante-quatre jours sans que Washington n’y puisse rien). Cela dit, l’ayatollah était chiite, on finit quand même par s’en rendre compte. On redevint orphelin.

Tous les analystes sérieux savent que Daech ou l’Etat islamique - qu’importe le nom ou l’acronyme - vient de là : c’est la revanche des sunnites. Il se peut que quelques esprits faibles ou carrément psychopathes - je pense en particulier aux convertis qui vont là-bas décapiter de l’infidèle - se soient joints à Daech sans rien connaître de l’histoire des sunnites. Ne trouva-t-on pas dans les bagages d’un de ces illuminés, à la douane de Heathrow, l’Islam pour les nuls acheté à l’aéroport londonien ? Ce sont des exceptions.

Cette fameuse revanche des sunnites est tout sauf irrationnelle, folklorique ou injustifiée. Je regarde systématiquement les chaînes arabes à côté de France 2 ou la BBC ou la télévision néerlandaise. Au cours des derniers mois, combien de fois ai-je entendu les noms de Sykes et de Picot sur les chaînes occidentales ? Pas une seule fois. En revanche, sur les chaînes arabes, et dans la propagande de Daech, ces deux messieurs (Picot étant d’ailleurs le grand-oncle de Giscard) sont omniprésents. Pourquoi ? C’est que les deux hauts fonctionnaires, l’un anglais, l’autre français, ont un jour pris une carte du Moyen-Orient et ont tracé dessus des frontières plutôt artificielles, attribuant cette zone-ci à l’Angleterre, celle-là à la France, etc. Oubliées, les belles promesses de Lawrence d’Arabie et de sir Henry McMahon, oublié le «grand royaume arabe unifié». Et au cœur de ce défunt projet, surgit en 1948 l’Etat d’Israël. Miracle des temps modernes dans le récit européen, nakba («catastrophe») dans le récit arabe.

Vieilles lunes ? Vu d’ici, de Paris par exemple, oui, ce sont de vieilles lunes, de l’eau a coulé sous le Pont Neuf. Mais pas là-bas ! C’est ce qu’il faut enfin comprendre. Sykes-Picot, la grande trahison, la question palestinienne, c’est l’actualité immédiate. Et quand le président de la République française intervient directement dans la guerre civile syrienne, dès 2011, en décrétant que Bachar al-Assad n’est plus le président légitime du pays, on ne voit en lui, là-bas, qu’un Picot nouveau - en fait, il donne enfin un visage à Picot. Scène vue par l’auteur de ces lignes : un combattant de Daech efface de ses bottes une ligne imaginaire dans le sable et s’exclame : «Voilà ce que je fais de Sykes-Picot !» Qui le comprend, ici ? Alors autant parler de «barbarie», de «lie de la terre», d’illuminés et des soixante-dix vierges qui l’attendent «au paradis d’Allah». Même des intellectuels maghrébins, parmi mes amis, qui ont pourtant la possibilité de mieux se renseigner en regardant les chaînes arabes, tombent dans le piège : pour eux, tout cela, c’est «fou et compagnie». Dommage. C’est la défaite de la pensée, l’imprécation tient lieu d’analyse et on n’a pas avancé d’un pas.

C’est pourtant nécessaire. Car il y a eu un changement fondamental depuis une vingtaine d’années. Cette affaire de sunnites mécontents, d’Arabes trahis tout au long du XXe siècle, écrasés, ce n’est plus un lointain «récit arabe» qu’on se chuchote sous la tente dans le désert, un récit inaudible, négligeable, inactuel ; c’est aujourd’hui un récit clair, cohérent, bien structuré, qui fait concurrence au récit européen en Europe même. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à ces Belges ou Français d’origine marocaine qui s’en viennent massacrer des innocents au cœur de Paris. La religion ? Allons donc ! tous les témoignages concordent : ils buvaient, fumaient du cannabis, couraient les filles… en revanche, ils étaient abreuvés du récit arabe par Internet, les chaînes satellitaires, les journaux arabes édités à Londres, par les discussions enfiévrées elles-mêmes nourries de tout cela. S’étonnera-t-on qu’il soit devenu impossible d’enseigner la destruction des Juifs d’Europe, pour reprendre l’expression de Hilberg, aux enfants à qui leurs parents tiennent, littéralement, un autre discours ? Je me promenais l’autre jour à Amsterdam avec un universitaire d’origine tunisienne. Nous passâmes devant une affiche de la pièce de théâtre Anne, qui est basée sur le journal d’Anne Frank. «L’armée israélienne a abattu hier deux jeunes Palestiniens qui devaient avoir l’âge d’Anne Frank, me dit-il. Mon fils ira voir Anne quand il y aura aussi un spectacle dénonçant la mort de ces deux adolescents.» Quand les deux récits se fracassent l’un contre l’autre.

Dans ces conditions, les appels à plus d’efforts à l’école, au collège, au lycée, pour éviter la radicalisation des jeunes d’origine étrangère, et en particulier maghrébine, sonnent singulièrement faux. S’il s’agit de leur raconter de nouveau le récit européen, de le rabâcher, ça n’aura aucun effet. Il y a en face un récit tout aussi cohérent, structuré et illustré par un flot incessant d’images plus spectaculaires les unes que les autres.

Ce n’est pas ainsi que l’on réintégrera la génération perdue dans le tissu national, dans chaque pays d’Europe. En parlant inlassablement avec des jeunes d’origine maghrébine, qu’ils soient néerlandais, belges ou français, au cours des vingt dernières années, j’ai acquis la conviction qu’une «génération perdue» était en train de se former en Europe : celle qui ne s’intéresse plus du tout au récit européen. Ce sont des dizaines de jeunes ou de moins jeunes qui ne regardent plus aucune chaîne de télévision européenne, n’écoutent plus les radios, ne lisent plus les journaux. Ceux parmi eux qui n’ont aucun espoir, qui ont déjà adopté une conduite d’échec, ceux dont l’intelligence est limitée à ce qu’ils voient et à ce qu’on leur dit, si on les soumet à une intense propagande religieuse, ils passeront un jour à l’action, il suffira de les armer, ils feront irruption dans ces mêmes lieux où hier ils buvaient une bière et ils tireront dans le tas.

Il faut réécrire l’histoire du XXe siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, «écrasés», humiliés, de ceux à qui on a fait des promesses vite oubliées, il faut intégrer tous ces récits dans un méta-récit humaniste qui serait celui de tous les hommes, où chacun (même le vainqueur, surtout le vainqueur) reconnaîtrait ses fautes, où personne ne serait oublié et dans lequel chacun pourrait se reconnaître. Vaste programme, certes. Mais où est l’alternative ?

Fouad Laroui, ecrivain maroco-néerlandais d'expression française et néerlandaise.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *