Un revenu universel sur une planète «en faillite» ?

Le revenu universel a émergé dans la campagne présidentielle. Si l’idée interpelle, c’est qu’elle remet en cause le lien entre croissance et emploi. Elle vient bousculer la pensée économique dominante, qui peine, il est vrai, à expliquer les désordres du monde, et surtout à proposer des pistes pour construire l’avenir.

L’invocation de la croissance au nom de l’emploi fait partie des impensés de notre société. Politiques, économistes et médias y font référence malgré le caractère très théorique de cet axiome. Que ce soit par incompréhension, résignation ou habitude, toujours est-il que, jusqu’à cette présidentielle 2017, la remise en cause n’avait pas atteint le seuil du débat public.

Que nous dit la théorie économique classique enseignée dès la classe de seconde ? La même chose qu’Emmanuel Macron, Pierre Gattaz et d’autres nous rappellent : la croissance économique doit revenir, car elle seule peut apporter le plein-emploi. Il suffirait pour cela de laisser aux entrepreneurs la complète liberté pour aller chercher les «relais de croissance» que sont la mondialisation accrue avec les traités de libre-échange (Ceta, Tafta), l’économie numérique, les biotechnologies, le développement durable, la création de nouveaux services technologiques…

Pourrons-nous tous devenir concepteurs de robots, développeurs d’applications ou analystes Big Data, et ce dans une concurrence internationale exacerbée ? Ou bien faut-il croire au contraire, avec Jeremy Rifkin, les rois de l’industrie numérique californienne, et aujourd’hui Benoît Hamon, que drones, robots et intelligence artificielle vont remplacer de plus en plus le travail humain, et que, si croissance il y a, elle sera moins pourvoyeuse d’emplois qu’avant ? Le paradoxe d’une nouvelle forme de croissance qui, au nom de l’emploi, deviendrait créatrice d’un chômage structurel croissant, mérite débat.

Mais celui-ci omet la question des limites planétaires, car la croissance nourrie aux machines et à l’accélération technologique nous a conduits à de graves désordres environnementaux, changement climatique en tête : nous avons accumulé une dette écologique immense. Or, en appeler à une «autre» croissance, plus respectueuse ou verte, relève du mythe ou du malentendu. Il n’existe pas de croissance immatérielle ou «dématérialisée». Pour alimenter la chaudière de la croissance, il faut produire toujours plus, et pour cela consommer toujours plus d’énergie et de matières premières. Si le découplage relatif entre croissance économique et consommation d’énergie (par euro de valeur ajoutée) est possible, le découplage absolu n’a jamais été ni démontré ni expérimenté. On ne sait pas faire croître le PIB tout en diminuant, en valeur absolue, consommation d’énergie et émissions de gaz à effet de serre.

La productivité du travail s’ancre dans le progrès des savoirs, des organisations plus efficaces, mais aussi et surtout dans la consommation d’énergie et de matières : celle des machines, chaînes automatisées, robots, et maintenant Internet. Pour fabriquer et maintenir en état de marche armées de robots, flottes de drones, data centers, nanotechnologies, il faut extraire et consommer de grandes quantités d’énergie et de ressources non renouvelables. Les tablettes et autres ordinateurs consomment des dizaines de métaux, souvent rares. Or, la multiplication des objets électroniques nous éloigne de l’économie circulaire et d’un recyclage effectif du fait de la dispersion des usages (les milliards d’objets connectés qu’on nous promet pour bientôt) et des quantités infimes incorporées dans des composants miniaturisés.

Les ressources naturelles sont les grandes oubliées de la pensée économique depuis la moitié du XVIIIe siècle. David Ricardo, Adam Smith et Jean-Baptiste Say les ont sciemment écartées de la théorie économique car ils les considéraient comme «inépuisables». Mais ce serait du déni, ou de l’inconscience, de ne pas envisager à présent les risques d’épuisement ou de tension sur les approvisionnements, le rythme insoutenable de la croissance de l’extraction minière ou de l’exploitation du sable et les impacts géopolitiques à venir.

Libre à Macron de souhaiter le retour de la croissance comme sa seule référence, au nom des principes qui régissent notre société actuelle. Mais il a tort de l’invoquer au nom de l’emploi, et de passer outre son impact écologique insoutenable. Benoît Hamon a raison d’évoquer la fin de la croissance génératrice d’emploi. Mais il a tort d’imaginer une société où le travail sera réalisé par des machines de manière durable. Car l’avenir ultratechnologique relève de la science-fiction s’il n’est pas corrélé aux ressources.

Si le retour de la croissance n’est ni souhaitable, ni efficace, ni soutenable, il faut reposer le débat différemment. Peut-on imaginer et construire un autre système économique, respectueux de la planète et de l’humain ? Ce monde de «post-croissance» serait économe en ressources et riche en travail, car l’équilibre entre ces facteurs de production s’est inversé : les ressources, autrefois abondantes, sont devenues rares, à tout le moins coûteuses écologiquement, alors que nous faisons un gâchis immense de la quantité de travail disponible. La transition écologique ouvre de belles perspectives, comme l’agriculture à base de polyculture-élevage à petite échelle - mieux à même de respecter les sols et cycles naturels -, les circuits courts, les réseaux de réparation, les démarches zéro emballage-zéro déchet, la rénovation des bâtiments… toutes plus intensives en travail humain, créatrices de lien social, ancrées dans les territoires.

Tout compte fait, le débat sur le revenu universel a des qualités indéniables : il amorce une révolution intellectuelle qui permet de concevoir la déconnexion entre croissance et emploi, il interroge la différence entre emploi et travail, il permet même de retrouver le lien entre l’économie et la réalité physique d’un monde aux ressources limitées. Et s’il pourrait apporter une solution à la crise sociale provoquée par un chômage structurellement croissant, considérons-le comme une solution provisoire : le temps de mettre en œuvre la transition d’une société de l’emploi de quelques-uns fondée sur une croissance à tout prix à une société de pleine activité, d’abondance du travail, fondée sur les rythmes de régénérescence de notre environnement.

Christelle de Crémiers, enseignante en master2 d’économie et finance, élue régionale et municipale écologiste.
Philippe Bihouix, ingénieur. Il est l'auteur de «l'Age des low tech», Seuil, 2014.

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