Un “Ruxit” au Conseil de l’Europe serait lourd de conséquences

Si rien n’est fait dans les prochaines semaines, la Russie pourrait se retrouver, au mois de juin, en dehors du Conseil de l’Europe, par choix ou par inertie des uns et des autres. Le dernier symbole de son appartenance institutionnelle à l’Europe et à son système de valeurs aura alors disparu. Plus de vingt ans d’interaction avec l’institution, qui siège à Strasbourg, risquent d’être effacés. Les Russes seraient alors privés de la possibilité de faire appel à la Cour européenne des droits de l’homme.

Mais à quoi sert donc ce Conseil de l’Europe, si souvent méconnu ? Créé le 5 mai 1949, bien avant les Communautés européennes qui deviendront l’Union européenne, le Conseil de l’Europe rassemble aujourd’hui les 820 millions de ressortissants de 47 Etats européens autour de normes juridiques et de conventions dans les domaines de la protection des droits de l’homme, du renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit. Son bras armé est la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entrée en vigueur le 3 septembre 1953, et, pour les applications pratiques, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), créée le 18 septembre 1959.

La Fédération de Russie est devenue membre de ce dispositif, non sans mal, le 28 février 1996. Elle avait posé sa candidature dès le 7 mai 1992, peu après l’effondrement de l’Union soviétique, mais une majorité de pays membres objectait que le nouvel Etat devait encore mettre en place une Constitution démocratique, un véritable Etat de droit et un mode de fonctionnement respectueux des droits de l’homme. Boris Eltsine, après avoir fait adopter la Constitution de 1993, a insisté sur la nécessité d’aider le processus de transition démocratique en Russie et d’empêcher toute régression. Il a obtenu gain de cause début 1996. C’était peu de temps avant sa difficile réélection à la présidence de la Fédération contre le candidat communiste Guennadi Ziouganov, donné largement favori par les sondages. Les grands pays européens étaient décidés à s’opposer à tout retour en arrière et à soutenir la construction de la démocratie.

La première conséquence a été la décision de la Russie de mettre en œuvre un moratoire sur l’application de la peine de mort, transformé fin 2009 par la Cour suprême en interdiction de prononcer des condamnations à la peine capitale. Mais nombreux sont les Russes qui critiquent cette abolition de fait. L’éternel candidat nationaliste à l’élection présidentielle, Vladimir Jirinovski, a toujours inscrit dans son programme le rétablissement de la peine de mort.

Droit de recours individuel

En ratifiant, le 5 mai 1998, la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, la Russie a reconnu, avec effet immédiat, le droit de recours individuel et la juridiction obligatoire de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui ouvre aux citoyens russes la possibilité d’accéder à ce mécanisme juridictionnel de protection lorsque les recours nationaux sont épuisés. Ils en font d’ailleurs largement usage, et la Russie est devenue le premier pourvoyeur de requêtes à la CEDH. Ainsi, en 2018, il y avait 1 572 affaires pendantes, dont 268 arrêts prononcés durant cette année et transmis au service de la CEDH chargé de leur application. La Russie joue d’ailleurs le jeu, en payant en général les compensations financières auxquelles elle est condamnée. En 2017, elle a réglé 14,5 millions d’euros en « satisfactions équitables » (la France, pour sa part, a dû payer 222 000 euros). Saisie à plusieurs reprises par l’opposant Alexeï Navalny, la CEDH a condamné, en novembre 2018, le gouvernement russe à lui verser 1 025 euros pour dommage matériel et 50 000 euros pour dommage moral, à la suite des diverses arrestations dont il avait fait l’objet entre 2012 et 2014.

L’annexion de la Crimée, en mars 2014, a provoqué un débat difficile à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), qui, au lieu de voter une résolution condamnant la Russie, a décidé, à la majorité des voix, de suspendre les 18 parlementaires russes de leur droit de vote. Cela s’était déjà produit en 2000, à propos de la Tchétchénie, mais la sanction n’avait duré que neuf mois. En revanche, aucune mesure de ce type n’avait été prise lors de l’intervention militaire en Géorgie, en août 2008.

Cette situation de sanction se prolongeant, Moscou a décidé en 2016 de ne plus envoyer de délégation parlementaire à Strasbourg, tant que celle-ci ne serait pas rétablie dans ses droits. Puis, en 2017, la Russie n’a pas payé la totalité de sa contribution financière au budget de fonctionnement du Conseil de l’Europe. Elle n’a toujours pas versé sa cotisation annuelle de 33 millions d’euros pour l’année 2018. La situation est devenue délicate pour l’administration du Conseil sur le plan budgétaire, et des licenciements vont intervenir à Strasbourg. Mais sur le plan politique, la situation s’envenime du fait que l’Assemblée parlementaire doit élire en juin un nouveau secrétaire général du Conseil de l’Europe, qui succédera au Norvégien Thorbjorn Jagland. Or il serait difficile d’envisager un vote d’une telle importance sans que les parlementaires russes y prennent part. La commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, a cependant été élue, en janvier 2018, en l’absence des parlementaires russes, et projette de se rendre en Russie cette année.

Les règles internes du Conseil de l’Europe prévoyant qu’une procédure d’exclusion peut être engagée à l’encontre d’un Etat qui ne s’est pas acquitté de ses obligations financières pendant deux années de suite, la Russie se trouve face à une double échéance, budgétaire et politique. Elle pourrait alors être tentée de prendre les devants, en menaçant de sortir du Conseil de l’Europe.

Retrait d’un « ultime espoir de justice »

Ce « Ruxit » serait lourd de conséquences. Il ne manquerait pas d’être interprété comme une décision de s’éloigner, peut-être définitivement, de l’Europe. II laisserait les mains libres aux
nationalistes les plus rétrogrades, aux populistes les plus démagogues et aux sécuritaires les plus obtus en Russie. Il retirerait enfin cet « ultime espoir de justice » aux victimes des manquements à l’Etat de droit.

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré, à plusieurs reprises, que la Russie ne souhaitait pas quitter le Conseil de l’Europe, mais qu’elle serait bien obligée d’y songer si elle était poussée dehors. Toujours combative, Valentina Matvienko, présidente du Conseil de la Fédération (Sénat), a pour sa part laissé entendre que la Russie devrait réfléchir sérieusement à sa sortie du Conseil de l’Europe.

Il est clair que ce débat va se développer à Moscou. Les plus nationalistes soutiennent que la Russie devrait se retirer d’une organisation qui préfère souvent lui faire la leçon et la condamner plutôt que de rechercher le dialogue. D’autres sont plus soucieux de l’image extérieure de la Russie et de l’amélioration de ses relations avec ses voisins européens, à un moment où les Etats-Unis dénoncent les traités bilatéraux de contrôle des armements et où la Chine manifeste ses appétits économiques. Le président Vladimir Poutine devra trancher.

La France, qui exercera la présidence tournante du Conseil de l’Europe de la mi-mai à la mi-novembre, au moment où l’organisation célébrera son 70e anniversaire à Strasbourg, devrait l’y aider, en proposant une formule qui permettrait au prochain secrétaire général d’être élu par tous les membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil. Une fois élu, celui-ci aurait pour première tâche de traiter le différend entre la Russie et l’APCE. Le Conseil y gagnerait en crédibilité, en tant qu’organisation paneuropéenne. Le gouvernement russe, en se montrant plus souple, donnerait ainsi du crédit à ses suggestions régulières de réflexion sur la sécurité en Europe. Enfin, les citoyens russes ne se sentiraient pas abandonnés par l’Europe et continueraient de pouvoir former des recours juridictionnels contre les manquements aux droits de l’homme et aux libertés publiques.

Le président Emmanuel Macron a souligné, dans son discours devant le Forum économique international de Saint-Pétersbourg, le 24 mai 2018, que la Russie était en Europe et qu’il entendait agir pour assurer son ancrage en Europe. Voilà pour le chef de l’Etat un problème urgent dont la solution constituerait une application concrète de l’engagement pris un an plus tôt !

Claude Blanchemaison, ancien ambassadeur de France à Moscou. Diplômé de l’Ecole des hautes études commerciales, de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’université Paris-IIl, ce diplomate, qui a été en poste notamment au Vietnam et en Espagne, est l’auteur de Vivre avec Poutine (éd. Temporis, 2018).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *