Un siècle après le traité de Versailles, ne pas se tromper sur les causes du fascisme et du nazisme

Il y a un siècle, le 28 juin 1919, dans cette galerie des glaces du château de Versailles, où la République aime impressionner ses hôtes étrangers, l’Allemagne signait un mauvais traité de paix que lui imposaient ses vainqueurs. Cette signature et celles qui suivront avec les autres belligérants étaient indispensables pour mettre un point final à la Grande Guerre que les armistices, dont celle du 11 novembre 1918, avaient seulement suspendue.

Les Alliés qui avaient négocié entre eux pendant les cinq mois de la conférence de Paris, ne savaient évidemment pas qu’ils contribuaient fortement à l’arrivée au pouvoir de Mussolini, quatre ans plus tard, en 1922, dans un des pays vainqueurs et à celle d’Hitler en 1933 dans un des pays vaincus. Que pouvons voir de plus qu’eux avec le recul du temps ? Un siècle plus tard, ne pas se tromper sur les causes de ces deux catastrophes politiques n’est pas seulement une question académique alors que s’installe partout en Europe la menace de pouvoirs nationalistes plus ou moins « illibéraux ».

La lecture « moderne » que l’on a inculquée à la plupart d’entre nous au cours de nos études impute la responsabilité principale des bouleversements politiques de l’entre-deux-guerres (on dit parfois les « années trente ») à l’économie. John Maynard Keynes, le futur grand économiste, impose cette grille de lecture dès la fin de l’année 1919 dans un best-seller mondial qu’il publie, alors que le traité de Versailles n’est même pas ratifié partout, notamment aux Etats-Unis où il ne le sera jamais.

Les forces déstabilisatrices pas seulement économiques

Titre : Les Conséquences économiques de la paix. Ce petit livre qui est un formidable coup éditorial annonce des catastrophes à venir (il aura raison) qui s’expliqueront, assure-t-il, par le montant excessif des réparations financières exigées de l’Allemagne (il aura tort). Dans la même logique, prétendument moderne, on a pris l’habitude d’expliquer l’arrivée au pouvoir du fascisme, du nazisme et de biens d’autres régimes autoritaires dans l’entre-deux-guerres par la grande crise, dite « de 1929 ».

Et on produit toujours à l’appui le même graphique montrant les montées parallèles du taux de chômage et du pourcentage de votes pour le parti nazi en Allemagne entre 1930 et 1933. Quelques objections simples peuvent amener à s’interroger. L’Italie devient fasciste sept ans avant le « jeudi noir » de Wall Street. Franco et d’autres généraux espagnols déclenchent la guerre civile en 1936 dans un des pays les moins touchés par la récession.

Enfin, l’autre grand pays le plus affecté par la grande crise, les Etats-Unis, ne deviendra pas fasciste alors que beaucoup d’ingrédients d’un populisme américain pouvant virer au fascisme y étaient tellement patents que deux grands romanciers américains au moins ont imaginé une Amérique fasciste. Ces quelques faits simples justifient qu’on laisse un peu l’économie de côté et qu’on examine quelles autres forces déstabilisatrices ont pu faire prospérer fascisme et nazisme dans l’esprit des Italiens et des Allemands.

Le nationalisme un excès qui envahit tout

Parmi de multiples motivations, l’une d’elles s’impose tout particulièrement. Elle est directement attribuable aux conditions de négociation du traité de Versailles. C’est le ressentiment nationaliste. Qu’entend-on ici par « nationalisme » ? Pas le patriotisme ou le sens de la solidarité nationale que partagent beaucoup de citoyens et qui est suffisamment naturel pour ne pas avoir besoin d’être réaffirmé sans cesse. Le nationalisme est un excès, un discours qui envahit tout.

Or, le nationalisme avait été porté au rouge par la guerre elle-même chez tous les belligérants, notamment la France, mais aussi chez ces deux pays dont l’unité nationale était relativement récente : l’Italie et l’Allemagne. L’Italie, pays entraîné en mai 1915 dans le camp de futurs vainqueurs, l’Italie qui s’est très durement battue contre l’Empire austro-hongrois s’estimera maltraitée par ses alliés à la Conférence de la paix. Ils ne veulent pas lui donner son dû, essentiellement en matière de territoires.

Le premier ministre italien Orlando fait partie, avec le président américain Wilson, le président du conseil français Clemenceau et le premier ministre britannique, Lloyd George, des quatre négociateurs principaux autour desquels gravitent toutes les autres délégations et les dizaines d’experts. Le 26 avril 1919, il claque la porte. Wilson ne veut pas lui donner Fiume (aujourd’hui Rijeka en Croatie). L’idée de la « victoire volée » qu’exploiteront D’Annunzio puis Mussolini s’installe dans l’esprit des Italiens.

Le ressentiment nationaliste

Côté allemand, il faut imaginer une opinion convaincue que l’Allemagne est dans son bon droit et n’est pas plus responsable de la guerre que les autres belligérants. Une opinion plus ou moins persuadée par l’état-major que son armée n’a pas été vaincue. L’Allemagne veut seulement négocier la fin des hostilités grâce à l’entremise des Etats-Unis et du président Wilson. Et la voici humiliée comme un vaincu, exclue de la table des négociations et sujette à des multiples vexations dans l’application du traité (à commencer par la question des réparations, dont l’effet est autant politique qu’économique).

Mussolini et Hitler exploitèrent avec talent ce ressentiment nationaliste sur lequel ils bâtirent leurs offres politiques comme on dresse un mur sur des fondations puissantes. Le ressentiment nationaliste était le poison le plus dangereux pour les démocraties libérales il y a un siècle. Il le reste. Invitons ceux qui en doutent à réfléchir sur le Royaume-Uni ou l’Italie de 2019.

Jean-Claude Hazera, Historien, ancien journaliste économique, administrateur du Club des vigilants. Il est l’auteur de Comment meurent les démocraties (Odile Jacob, 2018) et, avec Renaud de Rochebrune, des Patrons sous l’Occupation (Odile Jacob, 2013).

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