Un siècle de lutte contre la drogue. Quelles leçons tirer?

La lutte contre le trafic de stupéfiants est régulièrement soumise à des critiques diverses, variées et parfois violentes depuis qu’elle existe. Ces critiques vont de son efficacité en général à son coût en particulier, de l’ingérence politique, militaire ou culturelle dans certains pays aux propositions de dépénalisations et touchent régulièrement le thème des organisations criminelles.

Après cette fin d’année 2009 censée célébrer, avec toutes les réserves d’usage, le siècle de lutte contre la drogue, ces critiques se sont faites plus pointues, parfois plus novatrices. La critique la plus entendue était la suivante: depuis 100 ans, la lutte contre les stupéfiants a coûté des sommes astronomiques et le trafic n’a pas diminué pour autant. Il a même augmenté. Il est donc temps de tirer un constat d’échec de la stratégie suivie jusqu’ici. La dépénalisation des drogues dures est-elle une solution?

La lutte contre le trafic de stupéfiants coûte cher. Certains estiment que le coût de la guerre à la drogue menée par les autorités civiles et militaires américaines depuis les années 70 a coûté au gouvernement américain une somme directe comprise entre 40 et 50 milliards de dollars par an, depuis 20 ans, ce qui fait un total d’environ 800 milliards de dollars pour un seul gouvernement. Toutefois, force est de reconnaître que les estimations sont très difficiles à faire car cela dépend de ce que l’on y inclut et comment on l’y inclut. Pensez un peu: pour calculer le coût engendré par la lutte contre le trafic de stupéfiants pour un pays et pour sa composante répressive seulement (y compris police, justice, administration pénitentiaire), il s’agit de savoir si et comment on peut y inclure les salaires du personnel s’y occupant (police, justice, prisons, armée) et dans quelles proportions. Si chaque agence étatique sait combien elle dépense plus ou moins par année, on ne sait absolument pas combien, sous quelle forme, ni dans quelles allocations. Cela empêche naturellement d’avoir une vue précise d’une situation permettant de développer des stratégies efficaces.

D’un autre côté, il faut bien constater que, malgré tous ces moyens investis, les résultats semblent bien décevants puisque la production a augmenté fortement dans tous les pays et pour tous les types de stupéfiants, que la consommation a augmenté et que les flux d’argent générés par les trafics de stupéfiants et réinvestis dans l’économie dite «légale» ont généré une interdépendance forte qu’il est aujourd’hui impossible de casser sans voir s’écrouler l’ensemble de l’économie mondiale. Il faut aussi indiquer que les sommes investies dans la lutte contre le trafic de stupéfiants font vivre nombre de personnes et nombre d’industries, garantissent beaucoup d’emplois tout en créant un socle de corruption publique et privée constamment renouvelé qui est aujourd’hui impossible à compresser.

Face au feu des critiques et au danger de se trouver coupé de leurs moyens (notamment financiers), certains ont cru intelligent, «pour la bonne cause», de modifier les volumes de production et les volumes de saisies pour justifier de leur action. Sans que cela enlève un iota aux risques quotidiens que prennent les personnes pour accomplir la mission qui leur est confiée dans des conditions extrêmement difficiles, ce genre de stratégie de fuite en avant est inadmissible car elle jette une ombre malvenue sur la raison d’être même de leur action et de leur mission. Publier des chiffres indiquant que plus de 50% de la production mondiale de cocaïne est saisie alors que les saisies comptabilisées officiellement par chaque agence dépassent de loin, dans leur ensemble, la totalité de la production supposée, et ce afin de conserver ses budgets, ses avantages, de favoriser ses industries et ses agences, est non seulement irresponsable mais est une insulte à ces mêmes agents.

Ainsi, il est tentant de clamer que seule la dépénalisation peut encore enrayer le trafic de stupéfiants. La stratégie de dépénalisation ne manque pas d’arguments: diminution du trafic illégal, récupération d’au moins une partie des revenus liés au commerce de stupéfiants de manière légale et notamment fiscale, contrôle sur la qualité des produits, meilleure vision du trafic et des moyens d’en contrer autant les acteurs que les effets, respecter les cultures locales dans les zones de production tout en leur assurant un revenu «juste et légal», limitation de la micro-criminalité. Malheureusement, aucun de ces arguments ne tient face à la réalité de ces trafics.

Le trafic de stupéfiants est aujourd’hui une industrie globalisée. Ses acteurs sont extrêmement nombreux, de la production à la revente, et seulement les «goulets» stratégiques semblent contrôlés par des organisations criminelles puissantes, notamment le marché de gros, le transport et les structures de blanchiment des profits dans toutes ses composantes. Cette industrie fait vivre énormément de personnes du monde entier et de diverses extractions, du paysan afghan à l’avocat d’affaires occidental. Il faut aussi considérer que tous les acteurs qui prônent la dépénalisation ne sont pas forcément d’accord sur les réalités que recouvre le terme «dépénaliser». Cela va de l’autorisation légale de commercer et de consommer des produits stupéfiants jusqu’à la non-poursuite pénale en ce qui concerne la consommation uniquement. Si l’on considère que chaque Etat est souverain sur son territoire, concevoir une dépénalisation complète et globale relève de la plus complète utopie. En effet, la dépénalisation ne peut se faire que dans un seul Etat, éventuellement dans des groupements d’Etats mais dont chacun aura ses raisons et son objectif propre. Oter le caractère interdit à la consommation est à la fois une nécessité et un leurre. Nécessité car les consommateurs devraient être considérés comme des «malades» à cause de la dépendance que les produits stupéfiants introduisent, autant physique que psychologique, avec toutes les conséquences économiques et sociales que cela comporte. Mais c’est également un leurre puisque la dépénalisation de la consommation laisse interdit le commerce des substances incriminées. Comme pour la cigarette et l’alcool, l’autorisation de consommation et de commerce est soumise à de sévères restrictions qui n’empêchent pas les abus en tout genre et les coûts induits par ces derniers (décès, santé, etc.). Si on considère que le terme «dépénalisation» concerne l’ensemble des processus commerciaux, de la production à la consommation et ce obligatoirement sur un territoire donné, l’effet sera immanquablement de créer un appel d’air.

Même si cette dépénalisation complète et globale devait avoir lieu, les arguments énoncés ci-dessus ne peuvent tenir pour la simple et bonne raison qu’ils supposent une révolution dans l’ensemble de la structure industrielle actuellement mise en place. Penser que les acteurs en place, avec les profits qu’ils génèrent, quand bien même les prix ont complètement chuté ces dernières années, laisseraient leur place à d’autres est parfaitement illusoire. Ce seraient toujours les mêmes acteurs, probablement sous des formes et des structures juridiques différentes, qui géreraient les trafics et n’hésiteraient pas à utiliser leur expérience et leurs capacités dans la gestion de la violence, ainsi que d’en faire usage en ce qui concerne d’hypothétiques concurrences légales dans le domaine, comme c’est le cas actuellement. Ainsi, la dépénalisation ni ne ferait diminuer le trafic, ni les prix des substances, ni n’empêcherait les acteurs principaux d’engranger les profits habituels en déplaçant le problème vers la fuite des capitaux et l’optimisation fiscale tout en augmentant les coûts liés à la consommation, notamment dans le secteur de la santé, mais également sur l’économie, le social et la politique.

Certains choix ne se mesurent pas à l’aune de la représentation économique mais bien en termes de valeurs et de choix de société. La lutte contre le trafic de stupéfiants est nécessaire. Certes, elle coûte cher, mais elle coûte nettement moins cher que son autorisation et on oublie souvent qu’elle peut rapporter beaucoup d’argent. Dans les pays où les normes légales idoines sont en vigueur, la saisie des biens de trafiquants rapporte plusieurs milliards d’euros par année. En Suisse, on a tendance à l’oublier, pour ne pas froisser certains autres acteurs économiques importants de la place. C’est là qu’il faut porter le débat.

Nicholas Giannakopoulos