Une benne impitoyable, comme le système marocain

Le 28 octobre, au nord du Maroc, dans la ville d’Al-Hoceima, il s’est passé quelque chose de terrible, d’atroce. Un homme, Mouhcine Fikri, qui vendait des poissons sur un marché public, s’est précipité dans la benne d’un camion-poubelle pour récupérer sa marchandise.

La police, qui voulait l’empêcher de faire ce travail « illégal », venait d’y jeter tout l’espadon qu’il avait l’intention de vendre pour vivre, survivre. Dans un acte de désespoir et de résistance, l’homme croit qu’il pourra sauver son poisson, sauver sa journée, gagner un peu d’argent. Il n’a pas peur de la police qui lui dit et lui redit que c’est interdit de vendre de l’espadon en cette saison. Il pense sans doute que cette police est là plus pour entraver les pauvres citoyens comme lui que pour les aider dans leur lutte quotidienne.

Non, il n’a vraiment pas peur. Il ne peut pas se permettre de gâcher toute une journée de travail. Il saute dans la benne. Autour de lui, il y a beaucoup d’hommes, beaucoup de témoins. Ils assistent à la tragédie. Une vraie tragédie marocaine. Ils essaieront de le sauver en criant fort, très fort. Mais cela ne sera pas suffisant. Trop tard. Tout s’est passé extrêmement vite.

La benne du camion-poubelle est en marche. Impitoyable comme le système, elle ne laisse aucune chance à Mouhcine Fikri. Elle le tue. Elle le démembre. Elle le broie. Au sens propre : elle le broie sous le regard horrifié des autres vendeurs et celui des caméras des téléphones portables qui filment la scène.

Grâce à Internet, cette scène a fait le tour du Maroc en un clin d’œil. Le nom de Mouhcine Fikri est devenu en quelques heures seulement un symbole. Beaucoup de Marocains ont été émus, certains ont pleuré. La plupart ont vite fait le lien entre le vendeur de poisson et eux-mêmes. Sa tragédie est la leur. C’est évident. Leur solidarité doit alors s’exprimer. Il faut la manifester. La crier même dans les rues. Se réveiller. Réclamer la justice. La dignité. Le changement social, enfin. Désigner du doigt le système coupable qui cette fois-ci est allé jusqu’au bout de sa logique.

Le peuple fait peur au pouvoir

On entend très souvent au Maroc ces deux expressions pour dire l’impuissance, le ras-le-bol, la colère : « Ana mathoun » (« Je suis broyé »), « Tahnouni » (« Ils m’ont broyé »). Avec la tragédie de Mouhcine Fikri, on est passé d’une image, d’une métaphore, à sa réalisation. D’une horreur à une autre. De la résignation à l’indignation. C’est ce lien et ce mot (tahn : broyer) qui expliquent, entre autres, l’immense émotion qui traverse tout le Maroc en ce moment. La colère, légitime, est plus grande qu’avant.

Depuis samedi, dans plusieurs villes, une partie du peuple a manifesté presque chaque jour dans les rues. Les slogans, qu’on entendait durant le « printemps arabe », sont de retour. Les courageux activistes du Mouvement du 20 février [vague de contestation apparue au Maroc le 20 février 2011 à la suite des « printemps arabes » du Maghreb et du Moyen-Orient] sont également de retour. Et, à travers le nom de Mouhcine Fikri, on a l’impression d’assister à un procès. Qu’est-ce que le pouvoir marocain a fait pour ses citoyens les plus démunis depuis 2011 ? Et où sont parties les promesses de changement social ?

Au Maroc, le peuple fait peur au pouvoir. Et on fait tout pour étouffer sa colère quand elle ose s’exprimer. On maquille la réalité. On détourne l’attention. On donne dans les gestes symboliques trop faciles et qui ne résolvent rien. On rappelle à ce peuple un passé historique glorieux. Ou alors on l’accuse de vouloir abattre la monarchie marocaine alors qu’il ne demande que la justice, la dignité et une amélioration réelle de son niveau de vie.

On continue de penser que ce peuple est vraiment dangereux, incapable de bien penser. Il faut donc juste lui balancer quelques mots vides de sens et jouer un moment avec lui, histoire de calmer les tensions et de vite, vite, tourner la page. Oublier vite, vite, ce nom, ce slogan explosif, Mouhcine Fikri, qui rappelle bien évidement celui de Mohamed Bouazizi, le vendeur de légumes tunisien qui s’est immolé par le feu fin 2010 et qui a été à l’origine du « printemps arabe ».

L’arrogance des classes supérieures

Les choses ont bien sûr bougé au Maroc ces dernières années. Soyons objectifs : il faut le reconnaître. On a construit des routes, des ports, le produit intérieur brut (PIB) n’a cessé un temps d’augmenter et on a même vu par moments la presse s’exprimer librement.

Mais, au fil des années, c’est aussi un système des affaires, du business, qui s’est installé, qui s’est imposé. Il a profité à certains. A quelques-uns seulement. La vie est devenue de plus en plus chère. Dure. L’école nationale a fait faillite. Les riches sont devenus encore plus riches.

Le peuple, les petites gens, eux, on les a mis de côté, on les a oubliés, ignorés. On ne les voit plus. De toute façon, ils ne vont pas aux malls qu’on construit un peu partout. Ils n’existent pas. Que vont-ils devenir alors ? Et où survivent-ils ? A côté des camions-poubelles sans doute.

Le mot hogra ne cesse de revenir sur toutes les lèvres depuis la mort de Mouhcine Fikri. Il signifie : le mépris des élites pour le peuple qui survit, l’aveuglement des autorités, l’arrogance des classes supérieures et leur déconnexion par rapport à la réalité quotidienne des autres Marocains.

Quelque chose ne va pas bien au Maroc. Et il est inutile de faire peur de nouveau aux Marocains en brandissant les exemples de la Syrie et de la Libye. Oui, il est possible d’écouter ce peuple, d’améliorer son sort sans faire basculer le pays dans la guerre. Ce n’est pas le chaos que le peuple désire. C’est d’une oreille attentive dont il a besoin, d’un regard qui le considère, d’un changement pour de vrai et, enfin, d’un réel partage des richesses.

On a tort de se méfier du peuple. On a mille fois tort de continuer à l’infantiliser. Le « printemps arabe » l’a de toute façon réveillé et plus que réveillé. Au lieu de lui tourner encore une fois le dos, au lieu de continuer d’ignorer le travail formidable de la société civile pour changer les mentalités et les lois, il vaut mieux, avant qu’il ne soit trop tard, initier un vrai dialogue, un vrai changement. Donner au peuple marocain ce qu’il mérite. C’est aussi simple que cela. Le Maroc appartient à tous les Marocains. Tendre salam à l’âme de Mouhcine Fikri.

Par Abdellah Taïa, écrivain marocain. Il est l’auteur de « Le Jour du roi », Seuil, 2010, prix de Flore 2010.

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