Une démocratie qui se nourrit de la guerre

Il est des moments historiques dont on se passerait volontiers. Celui qui a vu élire, pour succéder à Barack Obama, un milliardaire arrogant dont la vulgarité sexiste n’égale que l’incompétence politique est bien un moment historique. Car un seuil a été franchi ; la guerre civile, nationale et mondiale est désormais explicite : guerre d’une Euro-Amérique vouée à se murer (du Brexit au Rio Grande) contre un Sud global craquant de toutes parts ; guerre de l’homme blanc en déclin contre des minorités devenues majoritaires ; guerre du prédateur humain contre la nature en danger ; ou guerre des élites occidentales contre un islam vu par celles-ci comme la source de tous les maux.

Or, de cette guerre civile-là, la démocratie médiatico-électorale est maintenant l’arme numéro un, et la scène majeure – alors qu’elle s’en voulut longtemps, depuis la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis (1776), l’antidote et le contrepoids. Voter, c’est faire la guerre : voilà la vérité de ce scrutin. Même quand le vote, comme nous le serine la sociologie électorale, n’est qu’un vote-sanction. Ce fantasme populiste du changement pour le changement, quels qu’en soient programmes et acteurs, cette illusion de changement censée venger les déçus et les méprisés, alors qu’elle les trahit toujours, voilà bien les chimères d’une guerre en cours.

Cette impression physique que la guerre est déclarée a pris à la gorge, mardi soir, les dizaines de millions d’Américains qui refusèrent à Trump leur suffrage – mais aussi de croire sa victoire possible. New-Yorkais et Californiens qui ont vu basculer l’un après l’autre les fameux swing states (les Etats indécis) se sont d’abord étranglés, de tristesse, de honte : ce qui est perçu depuis la vieille Europe sur le registre plus visuel d’une certaine « laideur » – laideur White trash de la télé-réalité, laideur ostentatoire du mauvais luxe exhibé, laideur mentale du suprématisme blanc – a pris chez les électeurs démocrates la tournure plus organique d’une aigreur d’estomac, ou d’une boule au fond de la trachée.

Un pays cassé en mille fragments

C’est le corps qui parle, le corps de tous ceux sur lesquels vient s’inscrire la victoire de Trump comme la sentence de mort sur la peau du condamné dans la nouvelle de Kafka La Colonie pénitentiaire – que pourraient devenir les Etats-Unis, au train où vont les choses. Y compris le corps des éditorialistes, qui avouent en direct leurs palpitations d’angoisse et leur goût de mort dans la bouche. Avec des mots tranchants : il est « véritablement possible que l’Amérique [soit] un système politique et une société qui ont échoué », commente le Prix Nobel d’économie Paul Krugman dans le New York Times, où le conservateur Thomas Friedman dit sa « panique » de voir son pays cette fois « casser, pour de bon, comme un œuf fragile ».

Casser, mais pas en deux morceaux, comme sur la carte du vote, avec ses littoraux démocrates et son vaste Centre républicain, ou dans la lecture trop binaire de ce tremblement de terre politique – riches contre pauvres, éduqués contre illégitimes, urbains contre ruraux, hommes contre femmes. Le pays est cassé en mille fragments, irréconciliables, entre lesquels l’unité est un leurre, sauf celle d’une dictature présidentielle ou d’une troisième guerre mondiale – contre lesquelles la Constitution américaine est censée nous prémunir.

Car même avec l’esclavage et le suffrage censitaire, la démocratie des espaces publics de parole et des corps intermédiaires, étudiée par Tocqueville quand il parcourut l’Amérique, avait pour vertu politique, selon lui, d’endiguer les ravages de l’égoïsme. Elle permit longtemps de repousser le spectre de l’anomie, cette guerre économique de tous contre tous qui, aujourd’hui, fait s’affronter les solitudes sur le marché et affluer les isolés sur les réseaux sociaux.

Au contraire, la démocratie qui rend Trump possible, démocratie de la surenchère dans l’abjection et la personnalisation, démocratie de la collision définitive entre propagande politique et puissance économique (ou, pour Trump, son ambition présidentielle et son immense fortune), et démocratie postpolitique, où affects et peurs ont remplacé programmes et partis, cette démocratie-là se nourrit de la guerre.

Effrayante théorie des dominos

Au-delà des passes d’armes entre ses candidats, la rivalité ontologique est son fonds de commerce. Et quand, sur fond d’une abstention majoritaire (puisque seuls 54 % des inscrits ont voté), cette même démocratie permet à des petits Blancs indécis ou à de bons citoyens méfiants envers Washington d’élire sans vraiment le vouloir un personnage aussi ubuesque que Trump, on peut se demander ce qu’il en reste. Ou ce qui distingue cette démocratie-là des despotismes « soft », des étatismes autoritaires ou des théocraties dont elle se veut l’exact opposé. Car la Russie de Poutine, la Chine du parti tout-puissant et l’Iran du Guide suprême se prévalent, à chaque élection, du formalisme démocratique.

Et si, pour avoir troqué l’autonomie du politique contre sa fusion de fait avec le pouvoir économique, et l’éducation citoyenne contre le marketing électoral, la démocratie contemporaine a permis le triomphe d’un Trump, alors on ne voit pas pourquoi elle s’arrêterait en aussi bon chemin : la théorie des dominos, ici, fait froid dans le dos.

Parmi les aspects possibles d’un « effet Trump », il y a non seulement la nouvelle marge de manœuvre internationale de Moscou, les tensions que pourrait déclencher en Asie ou en Afrique le désengagement militaire américain, et l’échec de la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi, à court terme, la contagion des tentations référendaires pour la sortie de l’Union européenne et la victoire, dans plusieurs pays, des mêmes chantres du populisme et de la xénophobie – parmi lesquels, une surprise n’arrivant jamais seule, on ne serait pas étonné de voir Nicolas Sarkozy gagner les primaires de la droite.

Qui veut s’opposer à cette logique guerrière décomplexée, arrivée avec Trump au faîte du pouvoir mondial, devra assumer l’état de guerre civile larvé dans lequel le chaos néolibéral a plongé le monde en trois ou quatre décennies. Et dans cette guerre, loin des seuls mots, s’engager en conscience et prendre parti. En faisant plus que voter, discuter, manifester même. Car la guerre ne fait que commencer.

Par François Cusset, historien et écrivain.

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