Une Europe des services au nom de l'emploi

Par Jacques Barrot, Commissaire européen chargé des Transports, vice-président de la Commission européenne (LE FIGARO, 15/02/06):

Ce vote doit d'abord être l'occasion de lever les malentendus sur ce qu'est ce projet de directive et sur ce qu'il n'est pas. Zélateurs et détracteurs du projet initial ont trop souvent limité leurs débats au fameux «principe du pays d'origine». Voilà soudain que le Parlement envisage de supprimer ce terme et qu'ainsi se dissipent les lourds nuages idéologiques qu'il avait suscités dans chaque camp. Profitons-en pour revenir à la vraie question : comment répondre concrètement aux problèmes auxquels sont confrontés les entrepreneurs et travailleurs qui souhaitent vivre et travailler librement en Europe ? Par exemple : quelles formalités administratives faut-il remplir pour créer une entreprise ? Combien de temps et de ressources ces formalités coûtent-elles à l'économie ? Pour répondre concrètement à ces questions, le projet de directive prévoit d'importantes simplifications administratives. Lorsqu'elles voudront ouvrir une filiale en France ou dans un autre Etat européen, les entreprises pourront s'adresser à un guichet unique, regroupant l'ensemble des formalités à accomplir, y compris sous forme électronique.

Ou encore : serait-il normal qu'une agence de voyages implantée à Strasbourg doive recréer entièrement une nouvelle entreprise en Allemagne pour atteindre des clients de Stuttgart, à moins de 200 km ? C'est pourtant ce qui peut arriver si chaque Etat impose aux prestataires étrangers des autorisations préalables qui ne tiennent aucun compte de leur activité existante, et qui dissuadent finalement toute prestation de services transfrontalière. Même avec 450 millions d'habitants, l'Europe ne sera jamais le premier ensemble économique du monde si chaque agence de voyage, chaque société de conseil doit ouvrir 25 filiales pour exercer dans l'Union ! Les PME, fortement créatrices d'emplois, seront les plus pénalisées par ces obstacles administratifs. Les consommateurs seront privés d'une meilleure capacité de choix.

La libre prestation de services a été inscrite par les pères fondateurs dans les principes européens dès 1957. Mais si les biens circulent maintenant à peu près librement en Europe, les législations nationales contiennent encore de nombreuses dispositions qui contraignent la prestation de services : obligation d'être établi dans un Etat pour y proposer ses services ; obligation d'utiliser un certain type de matériel ; obligation pour le consommateur d'obtenir une autorisation préalable quand le service est fourni depuis un autre pays. Lorsque ces restrictions sont injustifiées, il n'est aujourd'hui possible de les lever qu'une par une, au terme d'une longue procédure judiciaire. Le projet de directive devrait mettre fin aux obstacles injustifiés tout en assurant la juste protection des travailleurs et des consommateurs.

Ce seront tous ces consommateurs et les prestataires européens qui y gagneront, les uns grâce à un choix plus vaste, les autres grâce à de nouveaux débouchés. Forte d'un marché domestique plus dynamique, l'Europe pourra se renforcer dans l'économie mondiale face à la concurrence de l'Inde ou de la Chine. La France, grand exportateur de services, est bien placée pour en tirer parti, à condition qu'elle sache renoncer à la tentation du repli !

Le travail du Parlement a aussi permis de rappeler que ce texte n'a pas vocation à tout régler et ne prétend pas bouleverser l'équilibre entre liberté économique et protection sociale. A quelles conditions une entreprise emploiera-t-elle ses salariés à l'étranger ? Si l'entreprise établit une filiale dans un autre pays, la totalité du droit local s'applique. Si elle y vend un service sans s'y établir, une directive dont j'ai assuré l'adoption en 1996 assure que les travailleurs détachés sont soumis à la législation sociale du pays d'accueil pour le salaire minimum, la durée maximale du travail ou encore la durée minimale des congés. Le Parlement devrait d'ailleurs confirmer que cette directive sur le détachement restera d'application pleine et entière, sous la responsabilité de l'Etat membre d'accueil.

Un architecte ou un avocat formé aux Pays-Bas pourra-t-il exercer en France ? Cette question ne sera pas réglée par la directive sur les services, mais par des textes existants qui concilient l'harmonisation des qualifications et la reconnaissance des diplômes étrangers. La garantie décennale qui fixe la responsabilité des professionnels de la construction en France s'appliquera-t-elle si une famille française emploie un constructeur d'un autre pays ? Le projet initial créait un risque sur cette question, que le Parlement a souhaité rectifier : en cas de litige entre un prestataire d'un pays et un client d'un autre, la loi applicable restera déterminée par les règles actuelles ; pour un consommateur individuel, c'est en général celle de son lieu de résidence.

En outre, le Parlement devrait clarifier et resserrer le champ d'application de la directive. Les services de santé, l'audiovisuel, qui appellent des régulations spécifiques, ne seront pas couverts. Le Parlement confirmera aussi l'exclusion du secteur des transports, levant tout doute pour les taxis, transports publics ou services portuaires. La directive n'aura pas d'incidence sur les services publics non économiques (tels que l'école ou la justice). Quand une entreprise s'installera dans un autre pays pour y opérer des services publics économiques (ainsi que le font chaque jour des entreprises françaises comme Suez ou Véolia), elle y sera traitée comme une entreprise locale.

Bref, le travail du Parlement a permis déjà de mieux délimiter la portée de la future directive. Il restera encore au Conseil des ministres, avec la contribution de la Commission, à trouver un accord définitif avec le Parlement. Mais il est déjà acquis que le projet de directive ne pourra pas être confondu avec le texte initial, et moins encore avec la caricature qui en a souvent été donnée. Enfin, sur un texte aussi symbolique, le vote du Parlement peut-être l'occasion d'illustrer la vigueur du processus démocratique européen. A tous ceux qui prétendent que l'Europe se fait sans les peuples, les députés peuvent montrer que le Parlement joue pleinement son rôle de législateur. En trouvant une position commune sur la plupart des questions posées par le projet initial et source de discorde, le Parlement peut redonner le signal de l'unité dont l'Europe élargie a besoin.