Une Europe du djihadisme menace une Union mal coordonnée

Les attentats du 13 novembre soulèvent deux questions fondamentales  : qui les a commandités et qui les a exécutés. Le commanditaire est Daech, ce prétendu Etat islamique qui répand la terreur, massacre musulmans et non-musulmans, détruit monuments historiques légués par plusieurs siècles d’histoire et présente l’amalgame entre un totalitarisme obscurantiste et un islam mythologique, sans assise dans l’histoire de cette religion, même chez les sectes les plus extrémistes qu’a connues la religion d’Allah.

La menace et le danger de cette nouvelle entité ont été constamment sous-estimés avant les attentats meurtriers du 13 novembre. Le constat s’impose : il faut qu’elle soit détruite sur le sol syrien et irakien avant qu’elle ne contamine durablement d’autres parties du monde, de la Libye à l’Afghanistan et à l’Asie centrale.

Al-Qaida n’est qu’un nabot comparé à Daech qui compte de nombreux atouts : assise territoriale, trésor de guerre de quelques milliards de dollars, contribution d’une jeunesse mondiale d’environ 25 000 volontaires et, surtout, une stabilité, une administration et un appareil de propagande qu’Al-Qaida n’a jamais eus. Jusque-là les Américains, atteints par le syndrome d’insuccès en raison de leurs interventions malheureuses en Afghanistan et en Irak, ont refusé toute mobilisation des troupes au sol, et l’Europe, résignée à sa secondarité structurelle, n’a pas eu de politique unifiée contre cet Etat-truand. Il faudrait dépasser ce sentiment d’impuissance collective et prendre des mesures draconiennes pour l’annihiler sur son territoire.

Une armée de réserve

Mais la seconde question est tout aussi fondamentale : ceux qui ont perpétré les attentats sont des Européens, belges et français. Ils sont originaires des « banlieues » en France et de leur équivalent en Belgique. Ils sont animés d’une haine inextinguible contre cette Europe qui les a vus naître et les a plus ou moins mal éduqués. Dans un sens pervers, ils sont plus européens que les Européens : ils réalisent l’union européenne des djihadistes là où l’Europe peine à se doter d’une police et d’un service de renseignement unifiés qui puissent, par-delà les frontières de chaque Etat, révéler leur efficacité dans la lutte contre le fléau terroriste.

Il existe en Europe une armée de réserve djihadiste dont les acteurs sont les jeunes déclassés des cités ou des poor inner cities (« quartiers populaires du centre-ville »).

A court terme, on pourra lutter contre cette armée de réserve par des arrestations et des placements en prison, mais, sur le long terme, il faudra la neutraliser par des mesures socio-économiques, faire sortir du ghetto les jeunes et inventer un nouveau mode d’urbanisme et de socialisation. Ces jeunes s’identifient au djihadisme moins pour des raisons religieuses qu’identitaires et sociales, l’islam devenant le symbole de résistance là où aucune autre idéologie ne peut leur apporter un supplément d’âme et la caution du sacré (épuisement des idéologies d’extrême gauche).

La haine de la société

Depuis 2013, les départs pour le djihad en Syrie depuis la France (le nombre le plus élevé de djihadistes en Europe) et la Belgique (la proportion la plus élevée de djihadistes en Europe) forment la trame de fond du malaise européen. Parmi ces volontaires, on trouve des membres de classes moyennes dont le nombre s’est accru avec le temps. Mais le modèle djihadiste dominant, celui des jeunes des banlieues, continue à fonctionner, doté d’un instrument anthropologique redoutable  : la haine de la société, sacralisée sous l’expression fourre-tout du djihad, pervertie et désormais sans contenu religieux stricto sensu, tel un signifiant vide.

Cette haine se décline sous une nouvelle forme : elle englobe l’Europe entière, ne connaît plus de frontière nationale, prenant pour cible tous les Européens (les musulmans inclus) dans cette volonté de punir qui est la revanche des jeunes déclassés, pénétrés du sentiment que la société voudrait les déshumaniser en les confinant dans des ghettos et en leur déniant la dignité du citoyen. Cette victimisation malsaine fondée sur une part de vérité en termes de racisme et d’islamophobie ne saurait occulter son caractère mythifié et son excès dans un manichéisme qui nie toutes les possibilités qu’offre une démocratie à ses citoyens, ne serait-ce que par l’instrument du vote.

Le djihadisme a eu deux inventions à portée extraordinaire et qu’incarnent littéralement ces jeunes : le néomartyre, cette mort sacrée dans le délire de la subjectivation, et la néo-umma, une communauté effervescente qui n’a jamais historiquement existé et que les jeunes désarçonnés de l’Europe cherchent à réaliser comme remède à leur malaise identitaire.

Revanche contre l’Occident maléfique

L’enthousiasme à mourir et à donner la mort en déshumanisant totalement ceux contre qui leur haine se déchaîne est une trouvaille qui date de la révolution iranienne de 1979 et qui s’est répandue dans le monde sunnite, se nourrissant des humiliations et de la volonté de revanche contre l’Occident maléfique. L’extraordinaire est que cet amour mortifère se double de l’enthousiasme de cette néo-umma, macabre et jubilante à la fois, qui devient l’abcès de fixation du malaise des jeunes. Ce sont des jeunes qui ont tué le 13 novembre d’autres jeunes (en majorité) et qui se croient dotés de la légitimité divine.

La France combine plusieurs facteurs qui aggravent son cas aux yeux des djihadistes : elle est identifiée comme la « terre du stupre » par les fanatiques, la terre de l’idéologie antireligieuse par nombre de radicalisés et la terre de l’ambition politique (l’Allemagne sans politique active au Moyen-Orient est laissée tranquille pour le moment). Elle héberge aussi la communauté musulmane la plus nombreuse en Europe, dont l’écrasante majorité n’a rien à voir avec l’extrémisme.

Reste les services de renseignement et de sécurité ainsi que la police. Dans chaque pays, ils sont armés pour lutter contre quelques centaines, mais pas quelques milliers de terroristes qui peuvent circuler librement en raison de la suppression des frontières. Ils sont débordés et submergés par l’extension du nouveau terrorisme. Il serait temps que l’Europe se dote d’un instrument puissant et unifié, le noyau d’un système fédéral de la lutte contre le terrorisme si on veut sauver la vie des futurs citoyens européens.

Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS. Il est notamment l’auteur de Radicalisation (Maison des sciences de l’homme, 2014)

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