Une Europe "gothique" ?

Le dernier sommet de Bruxelles a débouché sur une de ces décisions dont l'Europe semble avoir le secret. Pour certains, l'Union européenne se serait "refondée" grâce au nouveau pacte budgétaire, tandis que pour d'autres il ne s'agit que d'un travail de "façade".

Afin d'y voir plus clair, prenons au sérieux ces métaphores architecturales et considérons ce moment précis de l'Europe - depuis toujours un mélange de construction et de conviction - sous le jour d'une cathédrale gothique. Non seulement l'Europe économique et sociale s'inspire de plus en plus du modèle germano-rhénan, mais tout comme l'art gothique en son temps, elle se trouve obligée de recourir à des techniques de construction innovatrices...

Au Conseil européen du 9 décembre, le Royaume-Uni, poussant toujours plus loin la logique insulaire, a profité de la règle de l'unanimité avec son potentiel de chantage pour obliger ses partenaires à rechercher leur salut en dehors des traités européens. C'est un peu comme si au lieu d'être eux-mêmes chassés du temple, les marchands en avaient chassé les fidèles !

Ce faisant, le Royaume-Uni a empêché l'Union européenne d'emprunter la démarche classique en pareil cas, consistant à bâtir à l'intérieur de l'édifice principal des chapelles particulières pour permettre aux Etats plus zélés de pratiquer un culte plus exigeant et des oeuvres plus ambitieuses dans l'intérêt bien compris de la communauté (Euroland, Schengen et autres formes de coopérations renforcées).

Ne pouvant utiliser le traité pour cause de veto britannique, la seule issue possible pour les dix-sept pays de la zone euro et leurs adeptes était de couler leurs résolutions ("règle d'or", discipline budgétaire et gouvernement économique) dans un traité distinct, à côté du traité de Lisbonne. Pour poursuivre la métaphore architecturale, les chefs d'Etat et de gouvernement, empêchés d'aménager l'intérieur de l'édifice, ont choisi de bâtir à l'extérieur.

Exactement donc comme les maîtres d'oeuvre gothiques, bloqués dans leur ambition de dresser la nef toujours plus haut, ont imaginé les arcs-boutants, c'est-à-dire des constructions perçues comme étrangères au vaisseau principal tout en lui conférant plus de solidité, plus de lumière et plus d'élévation que ne le permettaient les lourds murs romans.

EQUILIBRE DES POUSSÉES

A quelles conditions cette innovation architecturale capitale pouvait-elle pleinement jouer son rôle ? Essentiellement deux. D'une part l'arc-boutant, pour remplir sa fonction, doit d'évidence s'appuyer sur le mur de la cathédrale, c'est-à-dire faire corps avec elle. D'autre part, pour des raisons d'harmonie et de continuité, l'arc-boutant doit être fait des mêmes matériaux et dans le même style que le bâtiment principal. Transposés au niveau politique des nouveaux plans pour l'Union actuellement en discussion, ces principes architecturaux ne peuvent avoir qu'une signification.

Premièrement, le traité envisagé doit clairement se placer dans le prolongement des traités actuels, inscrit dans une construction d'ensemble homogène. Deuxièmement, il doit respecter l'esprit et les méthodes de la construction communautaire telle qu'elle s'est développée jusqu'ici. Toute autre approche ne saurait conduire qu'à la confusion des genres et à une construction baroque qui signifierait la fin d'une aventure unique et cohérente commencée il y a soixante ans.

L'art gothique se fonde sur la symétrie et l'équilibre des poussées. Face à l'arc-boutant de la discipline budgétaire, un contrefort symétrique axé sur la promotion de la croissance doit être mis en place pour contrecarrer les effets réducteurs de la nécessaire rigueur et offrir aux citoyens des raisons d'espérer. Ainsi, puissamment flanquée de deux soutiens extérieurs - mais étroitement reliés au vaisseau central que représentent l'UE et ses institutions -, l'Europe pourra continuer à progresser vers la réalisation de ses ambitions...

Par Jacques Keller-Noëllet, ancien directeur général adjoint du Conseil de l'UE et Luuk van Middelaar, philosophe.

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