Si un homme a formé le projet de quitter sa circonscription pour aller s'établir sur le territoire d'un autre, il lui faut avoir l'assentiment de tous les habitants, car un seul opposant suffira pour que l'établissement lui soit interdit !"...
Sans avoir à remplacer le mot "homme" par le mot "religion", on pourrait penser que ces lignes sont tirées d'un des articles fondateurs de la Constitution helvétique en matière de politique d'immigration. Le fait est que ce texte de loi, tel quel, serait encore en vigueur dans certains cantons suisses. Je dis "encore", car ces lignes datent du Haut Moyen Age : il ne s'agit, ni plus ni moins, que de la loi salique, article 45.1.
Les cris d'orfraie, poussés par nombre de Français après la publication des résultats de la votation, témoigneraient donc d'une méconnaissance des moeurs politiques de leurs voisins. Pire, à en croire Nicolas Sarkozy : "Réactions excessives, parfois caricaturales, à l'égard du peuple suisse, dont la démocratie, plus ancienne que la nôtre, a ses règles et ses traditions..." (Le Monde 8-12-09). Si l'antériorité d'une loi suffit à garantir son bien-fondé, pourquoi la France de Sarkozy ne réactualise-t-elle pas nombre d'articles de la loi salique, laquelle, rappelons-le, fut celle des Francs plus que celle des Helvètes ? Récemment, en Suisse même, on a assisté à une levée de boucliers contre la menace que représenteraient les frontaliers français sur le marché du travail, lequel marché, en toute logique protectionniste, devrait bénéficier en priorité aux autochtones. "Préférence nationale" oblige, donc, et la France est bien placée pour le comprendre. Ce différend frontalier n'est pas inédit, comme certains le croient : il y a eu un précédent, passé inaperçu en France - à Paris, en tout cas -, mais pas en Suisse.
En 1994, alors que l'Algérie subissait l'horreur islamiste, une rumeur persistante avait donné des sueurs froides aux Suisses frontaliers : Charles Pasqua, disait-on, projetait d'installer des centaines de réfugiés algériens en Franche-Comté ! Déjà en 1992, les services spéciaux français s'étaient préparés à des scénarios catastrophes : bien avant d'étudier l'option franc-comtoise, on aurait envisagé de recevoir le boat people d'Algérie au Larzac, puis il y a eu une option Ardèche.
Ironie de l'histoire, dans ce dernier cas, ou retour du refoulé, ce fut dans ce qui deviendra Largentière, près d'Aubenas, que, peu après la bataille de Poitiers, Charles Martel avait envoyé, dans les mines d'argent, des milliers de captifs sarrasins ! Et voilà qu'un autre Charles projetait d'installer des descendants de ces hordes sarrasines en plein comté franc, pardon, en pleine Franche-Comté !...
Que le pays de Vaud s'en émût, et qu'il s'émeuve aujourd'hui, quoi de plus légitime : le protectionnisme frileux est le réflexe le mieux partagé au monde, surtout dans ce pays "hérisson" si ombrageux aux entournures avec ses frontières Toblerone (oui, tel était le nom que les Suisses donnaient eux-mêmes à ces kilomètres de digues aux frontières dont la forme, en effet, rappelait la barre crénelée du fameux chocolat !).
Pour revenir au référendum (initié, rappelons-le, par un parti d'extrême droite), la nuance est dans la formulation de la question : il n'a pas été demandé aux citoyens suisses de se prononcer pour ou contre l'autorisation, mais pour ou contre l'interdiction des minarets. Dans le résultat de cette votation, on a voulu lire la traduction d'une peur "irraisonnée de l'islam" (Laurent Joffrin, Libération). Mais on n'a pas voulu (ou osé) voir tout simplement une peur existentielle. Celle d'une fantasmatique perte de repères : la défiguration du paysage ancestral. Allez donc demander à l'Egypte, à l'Algérie ou au Maroc (je ne parle pas de la Tunisie, un régime encore plus autiste que ses voisins) d'autoriser chez eux la construction d'églises, même sans clochers !...
Il y a cent soixante ans exactement, le 12 novembre 1849, lors d'une séance de la Société orientale, qui compta parmi ses membres un certain Gustave Flaubert, on débattit longtemps "du fait discuté à l'Académie des sciences sur l'existence des Ghilans, cette race d'hommes si voisine du singe et ornée d'un appendice caudal". A l'ordre du jour de la même séance, "la question de l'autorisation d'une mosquée à Paris". Cette question, en débat, demanda moins de temps que la première !... Et c'était en 1849 ! En 2009, ce n'est pas une quelconque académie qui aura été sollicitée pour trancher, mais la vox populi.
Hasard de calendrier, à la veille de la fameuse votation, dans la foulée du débat sur l'identité, Nicolas Sarkozy a eu ces mots précurseurs : "Notre identité est dans la pensée, la langue, dans l'architecture, l'art de vivre, le paysage !", avant d'ajouter : "Les cathédrales (sont) l'expression du génie français !" Mais les Suisses n'ont pas dit autre chose, pour ce qui les concerne ! Et ceux qui, comme le ministre des affaires étrangères français, se disent, avec un art consommé de la veulerie, "un peu scandalisés" ; comme ceux qui se demandent si une même consultation, en France, donnerait un aussi bon ou un aussi mauvais score, ceux-là devraient se souvenir de leur Charles Trenet national et de sa Douce France, de son "village au clocher et aux maisons sages"...
Car c'est précisément cela qui fait peur aux 57,5 % des Suisses, et à autant, sinon plus, de Français : que le paysage originel, si structurant, si familier, où pas un carrefour de campagne, pas un lieu-dit n'ait conservé son calvaire ou sa pietà, que ce paysage rassurant ne soit peu à peu défiguré, "outragé, brisé, martyrisé" (comme le fut le Paris de Charles de Gaulle) par ces érections terrorisantes.
La perte des repères, phobie de tout être social, voilà comment moi, Algérien, qui aime entendre, mais dans son élément, la voix du muezzin quand elle se fait harmonieuse et pas agressive et quand elle ne vient pas me réveiller à l'aurore ; comme j'aime entendre les cloches quand elles ne s'imposent pas, comme ici, à deux pas de chez moi, pour un simple mariage ou une simple communion, voilà comment je lis le résultat de la votation suisse. Alors, que l'on n'aille pas voir je ne sais quel seuil de tolérance ou quelle islamophobie, là où il n'y a que réflexe d'autodéfense et instinct de vie, réflexe et instinct grégaires que l'éducation et la culture seules savent apprivoiser.
En attendant, et si un tel référendum était proposé aux Français, il faudrait à l'Europe moderne (Edgar Morin : "Le christianisme est la préhistoire de l'Europe, mais l'Europe moderne, elle, est post-chrétienne !"), à cette Europe, donc, choisir. Entre soit inscrire le christianisme comme religion de l'Union (du coup, le casse-tête turc serait résolu !), et, en toute liberté, décréter la non-prolifération des minarets ; soit inscrire la laïcité comme la liberté des pratiques religieuses au fronton de son Parlement, et, en toute responsabilité, rappeler à l'ordre ses membres tentés par le populisme, en commençant par dénoncer le référendum suisse.
A défaut de quoi, on serait en droit de croire que la loi salique est toujours en vigueur au pays de Charles Martel comme en celui de Guillaume Tell. Car, enfin, que nous dit-on ? Que 57,5 % des Suisses reprochent à "leurs" musulmans d'être trop religieux pour mériter un minaret ? N'est-ce pas plutôt ces Suisses qui seraient trop chrétiens pour accepter qu'un minaret vienne polluer leur paysage ? Auquel cas, ce référendum, dans ses résultats, serait une fatwa qui ne dit pas son nom. Une fatwa contre ces "fusées qui ne décollent jamais", comme disait l'iconoclaste Kateb Yacine de ces tours que la Suisse, désormais, interdit de construire. Pour ne pas avoir à les détruire ?
Salah Guemriche, écrivain. Dernier ouvrage paru "Dictionnaire des mots français d'origine arabe", Seuil, 2007.