Une guerre inutile

Nul acteur ne veut le conflit ouvert. L’armée ukrainienne est quasi inexistante. L’Otan et les Européens protestent en sachant que «bien évidemment ils ne feront rien…» Quant aux Russes, quels motifs ont-ils de se lancer dans l’aventure ? Les russophones ne sont pas plus menacés en Crimée que dans le reste du pays. Une Ukraine éclatée serait pour Moscou un cauchemar. Et la Russie dont l’économie chancelle n’a nul intérêt à se charger de la catastrophe économique de son voisin. De plus, Kiev et Moscou sont mutuellement très dépendantes en matière énergétique : la première pour ses approvisionnements, la seconde pour ses exportations. Enfin, Moscou n’a guère intérêt à fixer Kiev dans les bras occidentaux, non plus qu’à se brouiller avec l’UE.

C’est donc autre chose que la tentation de la guerre qu’il faut déchiffrer dans les événements actuels. Moscou poursuit un triple objectif. Délégitimer les événements ukrainiens pour sa propre opinion publique, éloignant toute «mauvaise» tentation de son opposition. Sur un axe bilatéral, redire que ses relations avec Kiev ne peuvent être que spéciales. Vladimir Poutine a fait de la reconstitution d’une solidarité régionale postsoviétique un élément cardinal de sa politique ces dernières années. En multilatéral, enfin, réaffirmer le come-back international de la Russie : rien d’important ne doit se décider sans l’avis de Moscou dans les zones sensibles du monde, et spécialement dans ce qu’elle considère comme sa zone d’influence, l’ancien espace soviétique (hors pays Baltes). Le mascaret avance en terre découverte. Moscou fait donc comme elle a toujours fait et se saisit de gages, se servant cyniquement des opportunités de la situation : une faiblesse occidentale qu’habillent mal les déclarations martiales, une absence de pouvoir politique et militaire à Kiev, la disposition de relais internes en Ukraine.

Si ces constats sont exacts, la sortie de crise pourrait être négociée. Dans le sens d’une «fédéralisation» accrue du fonctionnement de l’Ukraine. Dans le sens d’un accord pour le relèvement en commun - instances financières internationales, UE, Russie - de l’économie ukrainienne. Dans le sens d’une stabilisation de la position géopolitique de l’Ukraine. Kiev n’appartient ni à un «camp» ni à l’autre, s’il n’y a plus de camps… La géographie de l’Ukraine en fait le pont naturel entre l’UE et le monde russe. Dans le sens, enfin, d’une négociation générale sur les garanties de sécurité en Europe. L’intervention militaire russe, même limitée, même masquée, n’est pas admissible. Nul n’a pourtant intérêt à rouvrir la guerre froide. C’est le dialogue qu’il faut rouvrir à l’échelle du continent. Moscou l’avait proposé voici quelques années, par la voix de Dmitri Medvedev, ne recueillant guère qu’une moue dubitative des Occidentaux. Prenons au mot le désir moscovite affiché d’une négociation générale des conditions de sécurité sur le continent européen : une chance, peut-être, de sortir par le haut de la crise actuelle. L’UE a ici des cartes à jouer, à ces quatre niveaux - stabilisation interne de l’Ukraine, relèvement de son économie, accords de coopération sur les deux axes européen et russe, accord de sécurité globale pour le continent, si les grands Etats de l’UE comprennent que la situation leur impose de manœuvrer ensemble. Faute de quoi Moscou, Washington, voire Berlin, seront seuls à la barre.

Dominique David, Directeur exécutif de l'Ifri et rédacteur en chef de Politique étrangère

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