Une instigatrice de la tribune des 100 femmes dénonce une « censure morale insidieuse »

La polémique lancée par notre tribune me semble opposer deux idées de la liberté. Pour quantité de militantes féministes, que je respecte tout à fait, ce que nous appelons la « liberté d’importuner » ne doit jamais prendre le risque de traumatiser les faibles. La sécurité prime. Or, il y a une seconde sorte de liberté liée au risque d’offenser. Et c’est celle dont nous voulons rappeler les droits.

On nous a reproché une approche « bourgeoise » et « anarchiste » de cette liberté. Et, c’est vrai, elle est étroitement liée à la sensibilité de l’artiste au travail et paraît, à tort, très éloignée des préoccupations pratiques des femmes agressées sexuellement, etc. Or, il y a un lien subtil mais étroit entre ces questions artistiques et les questions politiques et morales, car une nouvelle censure, insidieuse, se profile, dans laquelle le sexuel est en première ligne.

Le critique Alexandre Gefen a récemment attiré l’attention sur le fait que la littérature aujourd’hui se voue à réparer le monde. On sous-estime l’effet de conformisation qui en résulte. Le témoignage à la première personne sur les traumatismes subis, qu’ils soient sociaux, sexuels, politiques, etc., est devenu un marqueur identifiant de la littérature. Disons-le, c’est même une nouvelle norme. Est-ce pour autant toute la littérature ?

Ce qui est sûr, c’est le succès extraordinaire de ces récits de victimes, qui deviennent des relais très puissants pour les demandes de justice. Et pourquoi pas ? Dans cet esprit, c’est malheureusement la littérature qu’on veut réécrire, le cinéma qu’on veut refilmer. Un certain féminisme s’est mis au service du révisionnisme culturel, et ne sait plus comment ni où arrêter cette machine infernale.

Un metteur en scène de Carmen transforme l’héroïne de Bizet en meurtrière de son meurtrier. D’autres veulent réécrire La Belle au bois dormant, pour sauver la princesse d’un baiser non consenti. Depuis que Catherine Deneuve a signé notre tribune, Belle de jour de Buñuel serait devenu une apologie atroce de la violence contre les femmes.

Précautions morales appuyées

Je ne prétends pas voir plus loin que ce qu’une partie de ma génération d’écrivains observe au jour le jour. Mais la pression est très sensible. Sont marginalisées les œuvres qui lisent autrement le monde, quand elles ne mettent pas au centre le gros gras du traumatisme. Les œuvres poétiques sont qualifiées de formalistes et d’élitistes, presque des scandales idéologiques. Mais en réalité, c’est le public qui est coupé de cette source de pensée et de sensibilité.

Il me paraît important de signaler combien désormais certains choix éditoriaux et cinématographiques imposent un juste milieu plein de bons sentiments où les lecteurs et les spectateurs sont comme protégés de tout ce qui choque, de tout ce qui est excessif, voire criminel, sauf à enrober les scènes litigieuses de précautions morales lourdement appuyées, ou d’un appareil de notes indigeste.

C’est une vieille « passion française » que de faire flamber le conflit des deux libertés, celle qui protège et celle qui dérange, et la sexualité est son champ de bataille actuel. Notre tribune ne fait que le rallumer. Cependant, il n’est pas imaginaire de craindre en 2018 que Lolita de Nabokov ou L’Empire des sens d’Oshima resteraient à jamais dans les tiroirs. Pas seulement du fait d’odieux réactionnaires mais aussi de progressistes autoproclamés, qui invoquent des victimes bien réelles pour faire de nous tous des victimes en puissance. Eh bien non !

Par Sarah Chiche, psychologue et psychanalyste.

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