Une petite leçon d’Histoire européenne

Il y a plus de douze ans, deux pays étaient pointés du doigt. Responsables de l’échec du « traité établissant une Constitution pour l’Europe », la majorité des électeurs français et néerlandais avait mis fin à un projet qui, déjà à cette époque, devait relancer l’intégration européenne. Objet de nombreuses critiques, celle-ci subissait encore les contrecoups d’une avalanche de trois traités qui, de celui de Maastricht en 1992 à celui de Nice en 2000, avaient montré les limites d’une démarche que les initiés connaissent mieux sous le terme de « méthode intergouvernementale ». Conscients de la nécessité d’offrir des perspectives plus citoyennes à une Europe en mal de légitimité politique, les Chefs d’Etat et de gouvernement s’en remettaient alors à la « méthode conventionnelle » qui avait fait ses preuves lors de l’adoption de « la Charte des Droits fondamentaux » en décembre 2000. S’inspirant de l’un des meilleurs textes de l’histoire de la construction européenne, tous les pays membres étaient persuadés d’avoir trouvé la solution miracle pour rapprocher les citoyens de l’Europe.

Mais voilà, patatras, certains Européens n’en voulaient pas ! La même semaine, les Français et les Hollandais rejetaient le traité constitutionnel qui n’en s’est jamais remis. En cette fin mai et en ce début juin de l’an 2005, l’Europe communautaire subissait alors l’une des plus graves crises de son histoire. Les Cassandre de service se frottaient les mains, convaincus que l’UE ne se relèverait pas de cette épreuve. A l’époque Premier ministre luxembourgeois, l’actuel Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, l’avait d’ailleurs reconnu lui-même à demi-mots, déclarant après le référendum hollandais que « l’Europe ne fait plus rêver ».

Tel était aussi l’opinion de près de 52% d’électeurs britanniques qui, contre toute attente, ont, le 23 juin 2016, approuvé le Brexit. Là aussi, les voix les plus eurosceptiques ne cachaient pas leur grande satisfaction pour entonner l’oraison funèbre de l’Europe communautaire. A leur avis, les British donnaient l’avant-goût d’un détricotage d’une Union européenne dont l’aventure ne pouvait que se terminer en eau de boudin. Le scénario était écrit d’avance : en 2005, Français et Hollandais avaient relégué la Constitution européenne aux calendes grecques et onze ans plus tard, les sujets de sa très gracieuse Majesté avaient presque définitivement scellé le sort de cette perfide invention continentale. Du moins le croyaient-ils, même si les faits leur apportèrent très vite le plus flagrant et le plus cinglant des démentis qu’ils n’auraient pas imaginé eux-mêmes dans le pire de leurs cauchemars.

Douze ans après le refus du traité constitutionnel et guère plus d’une année après le Brexit, le paysage politique a changé d’âme et de couleur. La très guindée Theresa May se fait désormais toute penaude lorsqu’elle va à Bruxelles pour négocier à coups de milliards d’euros les dégâts d’un vote dont elle n’a cessé de sous-estimer le prix. Fini le temps béni du très thatchérien « I want my money back ». Le voilà donc à nouveau remplacé par le très gaullien « l’Angleterre est insulaire, maritime… [aux] habitudes et [aux] traditions très marquées, très originales » que le Général, quelque peu amusé, doit ressasser, à longueur de journée, du fond de sa tombe de Colombey-les-Deux-Églises.

Quant à la France et aux Pays-Bas, ils viennent de vivre une année très pro-européenne. Le 15 mars dernier, le Premier ministre libéral Mark Rutte infligeait une sévère défaite à son adversaire d’extrême droite Geert Wilders. Ce dernier, adversaire acharné de l’Europe, devait s’avouer vaincu et reconnaître qu’il avait perdu face aux partisans de l’UE. En France, le changement est encore plus radical que partout ailleurs. Candidat le plus européen face à une flopée d’eurosceptiques de gauche et de droite, Emmanuel Macron fait dorénavant figure « d’euroturbo » numéro un, ayant même dépassé à la tête de ce classement la plus très inamovible Angela Merkel.

Que nous enseigne l’histoire ? Que nous enseigne cette histoire ? D’abord, que les prédictions les plus pessimistes concernant l’Union européenne ne résistent pas au temps. A ce temps long dont l’Europe a besoin pour se construire, à ce temps si précieux pour refaire en bien ce que d’autres ont tenté en vain de défaire en mal. Et puis, en cette période de l’Avent et de recueillement, cette histoire nous enseigne avant tout de ne pas tomber dans le piège de l’immédiateté et de la facilité antieuropéenne. Adressé en priorité non aux partisans de l’UE, mais, vingt-cinq ans après le rejet de « l’Espace Économique européen » (EEE), à nos irréductibles eurosceptiques compatriotes suisses, cet article fait aussi appel à leur humilité pour qu’au fond d’eux-mêmes ils puissent s’avouer ce que, haut et fort ils n’avoueront jamais : qu’ils peuvent aussi se tromper !

Gilbert Casasus est professeur ordinaire en Études européennes auprès de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg.

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