Une réplique américano-française s'impose en Syrie

"Il fallait intervenir il y a deux ans", tout le monde s'accorde à répéter la ritournelle des regrets. Les uns pour fermer les yeux aujourd'hui comme hier : trop tard ! Les autres pour tenter de rattraper le temps perdu, car mieux vaut tard que jamais.

Sauf qu'il y a deux ans, un an, six mois, personne ne décidait et tous se recroquevillaient derrière une impossible décision de l'ONU. Car le Conseil de sécurité fut dès le départ bloqué par les veto russe et chinois, et le resterait. Et tous le savaient. Il ne s'agit pas d'un simple accident de parcours. Tant d'hésitations au sommet – Que déciderons-nous ? Qui ? Quand ? Quoi et sur quoi ? – n'encouragent guère la résolution et la détermination. Les populations de base inclinent à la prudence et à la non-action : entre 55 % et 70 % de non-interventionnistes en France, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, pays traditionnellement les plus disposés à agir. La question ne date pas du drame syrien. Washington sous Obama veut oublier son passé et les errements de l'après-guerre froide, il a tenté le reset ("redémarrage") avec Moscou, caressé le rêve de la page blanche et souhaité tout recommencer de zéro.

L'UE n'a pas depuis l'origine de politique extérieure cohérente, autonome et commune : suivant les cas et les périodes, les pays qui la composent sont tour à tour neutres donc hésitants, échaudés par leur esclavage récent donc russophobes, accros au business as usual donc russophiles, et persistent à s'asticoter les uns les autres. Prisonniers de leurs cauchemars d'antan, ils rentrent en eux-mêmes quand en Syrie s'agitent les défis de l'humanité. Subsiste l'ombre d'un doute ? Qui gaze qui ? Soyons sérieux : tous les indices concordent et désignent la maître de Damas, mais pour établir en absolue certitude les responsabilités précises de chacun il faudrait une instruction telle qu'elle n'a jamais pu être menée en pleine guerre.

L'essentiel est ailleurs : plus de 100 000 morts en deux ans, les enfants et les femmes d'abord, des millions de déplacés à l'intérieur du pays, deux millions de réfugiés à l'extérieur. Bachar Al-Assad, chacun peut le constater, mène une guerre totale contre son propre peuple. Bombardements intensifs, napalm dans les cours d'école, boucliers humains. Il a choisi d'escalader l'échelle de la terreur face aux protestations pacifiques de ses concitoyens. Rappelez-vous : ce sont les corps torturés à mort de gamins coupables de graffitis "Dégage !" sur le mur de leur collège qui déclenchèrent la stupéfaction et la colère des simples gens. Du meurtre individuel au gazage de masse, la ligne du tyran était fixée. Et si – hypothèse peu crédible – il a réussi à mouiller dans sa sauvagerie gazière des groupes djihadistes, cela ne l'exonère en rien : son massacre des innocents va bon train. Arrêter cette folie carnassière est une nécessité, sinon toutes les lignes rouges du monde sautent, y compris la fragile frontière nucléaire en Iran et ailleurs. Les enfants mis à mort ne guignaient qu'une seule splendeur : vivre.

On aurait tort de réduire le soutien indéfectible de M. Poutine à M. Al-Assad au simple calcul économico-stratégique visant à sauver les miettes d'un empire déchu. Si l'appui du Kremlin est sans faille, si les armes sont fournies sans compter à un tueur peu recommandable, c'est que leur intérêt idéologique commun prime. Il faut à Moscou qu'un pouvoir local mette fin aux désordres des "printemps arabes" et brise un élan libertaire qui pourrait un jour ou l'autre menacer les despotismes environnants, y compris l'autoritaire, mais fragile, "verticale" poutinienne. Volonté de puissance d'un bloc militaire et policier qui ne recule pas devant l'utilisation de procédés inhumains ? Oui. Plus exactement : défense sans restriction des autorités en place dont la légitimité dernière est d'être en place et conserver envers et contre tout possessions et privilèges. Pour M. Al-Assad comme pour M. Poutine, le désir de changement ne traduit qu'un complot fomenté et financé par un ennemi extérieur. C'est leur héritage soviétique.

Plutôt que volonté de puissance, c'est la volonté de nuisance qui commande. Le temps n'est plus où, comme sous Leonid Brejnev encore, on rêvait de conquérir le globe par les armes, d'asservir l'Europe par la peur ou de soulever l'enthousiasme bolchevique à Phnom Penh ou Johannesburg. La volonté de nuisance, plus modeste d'apparence, se contente de bétonner les positions acquises et d'attendre en infligeant au reste du monde le plus d'embarras possible pour le faire chanter. Loin de vouloir conquérir, l'objectif est de subsister en souhaitant que les autres puissances mondiales s'effondrent avant, prises au piège de leurs propres contradictions. La crise financière a montré que cette attente était fondée : nous sommes tous mortels, mais vous peut-être avant moi.

L'Europe, sous la conduite de l'Allemagne, sous l'influence de la Russie et la pression financière de la Chine, déserte le jeu mondial. Même si les conflits du Moyen-Orient comme ceux de la Méditerranée l'intéressent au premier chef, elle fait mine de penser que moins elle s'impliquera mieux la paix s'établira : toute ingérence, quels qu'en soient les motifs, reste assimilée à du colonialisme. Mieux vaut laisser en toute innocence se déployer les militaires les plus féroces et de l'autre côté les dévots les plus assassins. L'UE doit rester une île de quiétude et de bonheur respectée de tous, loin de tous, supputent les pseudo-naïfs. Comme en 1939 ? De toute façon, n'a-t-elle pas assez de problèmes à vingt-huit pour se soucier des autres ? Reste à savoir si les "autres" inclineront à la même mansuétude.

Les hésitations et vacillations de Barack Obama ne relèvent pas d'un trait de caractère, il en va d'un tournant mondial. Jamais plus une seule puissance ne pourra prétendre à la gestion unitaire du destin universel, sans pour autant qu'une gestion à plusieurs soit à même d'harmonieusement s'y substituer. Le mieux est d'éloigner la chute dans le pire, donc d'interdire le meurtre massif des enfants et le gazage d'une population morceau par morceau. Voilà pourquoi la réplique américano-française s'impose.

André Glucksmann

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