Une transition politique sans volte-face stratégique

En Arménie, des dizaines de milliers de manifestants pacifiques ont réussi l’exploit de contraindre le leadeur du pays à quitter le pouvoir. Au terme d’à peine onze jours de protestations, la démission de Serge Sarkissian est aussi significative que soudaine.

La situation actuelle en Arménie est exceptionnelle à maints égards. Tout d’abord, c’est l’un des rares pays au monde où le peuple a réussi à prendre le pouvoir, et ce après des manifestations non violentes. Après deux mandats passés à la présidence (2008-2018) puis quelques jours en tant que premier ministre, Serge Sarkissian ne semblait pas près de quitter le devant de la scène si rapidement ni si facilement.

Saluons d’ailleurs le fait qu’il s’est abstenu de recourir à la force pour rester au pouvoir. Il se pourrait cependant que cet exploit ne constitue que la partie la plus facile de la transition. Aujourd’hui, le pays doit d’urgence forger un consensus, trouver des compromis et mettre en place un nouveau gouvernement.

Lors de cette « révolution de velours », à aucun moment la géopolitique n’est entrée en jeu. Ce point est particulièrement notable étant donné la dualité de l’alliance stratégique avec la Russie et la permissivité inhabituelle de celle-ci. Tandis qu’aucun dirigeant de l’opposition ni aucun membre du gouvernement n’ont essayé de faire jouer la géopolitique internationale, il est fort étonnant qu’un chef loyal et soumis d’un petit pays fermement ancré dans l’orbite russe n’ait pas été défendu par Moscou et n’ait pas tenté d’appeler la Russie à la rescousse.

L’Arménie est dépendante du gaz naturel russe

Contrairement à ce qui s’est passé en Ukraine ou en Géorgie, en Arménie, la transition politique ne repose pas sur une volte-face stratégique. Si, jusqu’à présent, les manifestations ont suivi un agenda local plutôt que géopolitique, il ne fait nul doute que des considérations d’ordre stratégiques exerceront une influence sur le nouveau pouvoir qui sera mis en place en Arménie.

Cette fatalité repose sur plusieurs facteurs. Tout d’abord, abstraction faite de son gouvernement, l’Arménie reste profondément dépendante de la Russie : de ses armes, de son gaz et de ses biens. Dans la région, elle est l’unique pays accueillant une base militaire russe et à faire partie de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Dans le conflit du Haut-Karabakh, elle a besoin des armes que la Russie lui vend bon marché, notamment parce que, face à elle, l’Azerbaïdjan investit depuis des années massivement dans la défense et l’armement.

Point tout aussi important, l’Arménie est structurellement dépendante du gaz naturel russe subventionné et des versements d’argent des travailleurs arméniens en Russie. Plus récemment, son adhésion à l’Union économique eurasiatique (UEE), dominée par les Russes, a renforcé sa dépendance envers Moscou.

Disposant d’options et d’une marge de manœuvre limitées, l’Arménie occupe une position précaire dans l’orbite russe, qui la contraint à un délicat numéro d’équilibrisme. C’est ce que montre notamment la série de réunions organisées ces jours-ci alors que les responsables russes rencontrent les dirigeants de l’opposition à Erevan et les responsables du gouvernement à Moscou.

Moscou sur ses gardes dans ses relations avec Erevan

Lors d’une réunion avec des diplomates russes qui s’est tenue le 25 avril à Erevan, par exemple, le chef de l’opposition, Nikol Pachinian, a clairement cherché à rassurer Moscou : il n’y aura ni retournement ni bouleversement de la politique étrangère. Le message est particulièrement important non seulement pour rassurer la Russie, mais aussi pour contrebalancer les déclarations de l’opposition qui a par le passé critiqué la participation de l’Arménie à l’UEE.

Le 26 avril, le ministre arménien des affaires étrangères, Edouard Nalbandian, et le vice-premier ministre, Armen Gevorgyan, se sont rendus à Moscou où ils ont rencontré le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, ainsi que d’autres responsables politiques. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a réitéré le message selon lequel les manifestations en Arménie étaient une « affaire interne », ajoutant que le gouvernement de Vladimir Poutine souhaitait que « la situation soit réglée dès que possible dans le respect de la Constitution ». Le même jour, lors d’un appel téléphonique à son homologue Armen Sarkissian, le président Poutine invitait « toutes les forces politiques » d’Arménie « à faire preuve de modération et de bonne volonté afin de résoudre les problèmes existants dans un dialogue constructif ».

On peut attribuer cette passivité et cette permissivité de Moscou à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le fait est que, depuis quelques années, la Russie se montre particulièrement sur ses gardes dans ses relations avec l’Arménie. Cette circonspection vient de ce qu’elle a reconnu, tardivement, la nécessité de régler ce qui est devenu une crise profonde dans les relations russo-arméniennes. Cette crise a marqué un pic après les combats d’avril 2016 dans le Haut-Karabakh, les plus violents depuis les années 1990. Ces combats se sont soldés par une éphémère victoire de l’Azerbaïdjan, largement due aux armements modernes que le pays avait achetés à la Russie.

Moscou a du mal à comprendre la situation en Arménie

Deuxième facteur de la réserve russe : Moscou a du mal à comprendre, et encore plus à contrôler, la situation actuelle en Arménie, imprévisible et explosive. Alors que ni les Etats-Unis ni l’Union européenne ne jouent ici un rôle clair, il semble que Moscou ait décidé de ne pas provoquer inutilement de réaction de l’Occident en s’engageant plus directement dans la crise arménienne.

Le troisième facteur qui dicte la réaction du Kremlin, et peut-être le plus important, est lié au premier ministre par intérim, Karen Karapetian. C’est un facteur essentiel pour l’avenir de la transition politique en Arménie. M. Karapetian, ancien haut dirigeant chez Gazprom, a été renvoyé en Arménie en septembre 2016. La Russie était inquiète après que, en Arménie, en juillet 2016, des opposants au pouvoir prorusse eurent perpétré une prise d’otages, qui avait duré deux semaines. Moscou avait forcé la main au président de l’époque, Serge Sarkissian, pour placer son protégé au fauteuil de premier ministre.

Depuis son retour en Arménie, Karen Karapetian se présente comme l’homme de confiance de Moscou. Il fait ainsi contrepoids à la politique menée par le gouvernement arménien, qui souhaite dépasser ses liens de dépendance envers la Russie et se rapprocher de l’Union européenne, comme le montre la conclusion de l’Accord global de partenariat renforcé (AGPR) en novembre 2017.

Dans les rivalités politiques qui les opposent actuellement, le chef de l’opposition, Nikol Pachinian, et le premier ministre par intérim, Karen Karapetian, testent leurs intentions à un niveau stratégique bien plus élevé. Cela signifie que, même si, pour l’heure, les récents événements en Arménie n’ont pas eu de tonalité géopolitique, la Russie ne va pas tarder à jouer un rôle dans les calculs des responsables politiques arméniens.

Par Richard Giragosian, directeur du Regional Studies Center (RSC), un think tank indépendant basé à Erevan, en Arménie. Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

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