Une vision radicalement nouvelle du cancer

"L'ancienne façon de penser était que le cancer était un processus linéaire… Une cellule mutée finissait par acquérir de plus en plus de mutations. Et ces mutations ne sont pas supposées disparaître spontanément…" C'est le Dr. Barnett Kramer, directeur associé pour la prévention à l'Institut national de la santé américain, qui parle à la suite de la publication des médecins chercheurs de l'université de Californie à San Francisco le 21 octobre dans la plus grande revue médicale américaine. Dans cette façon de voir, le cancer était "une flèche qui ne va que dans une seule direction". Désormais, ajoute-t-il, il devient clair que les cancers ont besoin de bien plus que des mutations pour progresser. Ils ont besoin de la coopération des cellules normales autour d'eux, et même "de l'organisme dans son ensemble, de la personne", dont le système immunitaire, ou les hormones, par exemple, peuvent soit éliminer soit alimenter une tumeur.

Que s'est-il passé ? Depuis la découverte dans les années 1950 de la présence de mutations génétiques dans les cellules cancéreuses, on a toujours imaginé qu'une fois ces cellules en place, elles ne pouvaient que devenir des tumeurs de plus en plus grosses et de plus en plus dangereuses. Mais ce que démontre cet article du Journal of the American Medical Association (JAMA) dans le numéro du 21 octobre, c'est que dans de nombreux cas, des petites tumeurs sont parfaitement tenues en respect par les défenses naturelles de l'organisme et que certaines finissent même par disparaître.

Bien sûr, la disparition spontanée du cancer reste un événement rare, surtout pour les cancers les plus avancés, et il ne s'agit pas d'abandonner le dépistage et les traitements conventionnels qui sauvent de nombreuses vies. Mais la reconnaissance par la communauté scientifique et médicale internationale que les facteurs de terrain peuvent jouer un rôle majeur dans la progression, voire l'élimination, du cancer est une avancée majeure.

Thea Tlsty, professeure d'histologie et spécialiste de biologie cellulaire du cancer à l'université de Californie de San Francisco rappelle qu'à partir de la cinquantaine, et plus encore au-delà, presque tout le monde est porteur de cellules cancéreuses et précancéreuses. "La vraie question à se poser", dit la Pre Tlsty au New York Times, "ce n'est pas tant pourquoi est-ce qu'on développe un cancer, mais plutôt qu'est-ce qui fait qu'on n'en développe pas ?"

Dans l'article du JAMA, les auteurs concluent que leur démonstration – selon laquelle le corps est capable de contenir et d'éliminer certaines tumeurs — devrait inciter la communauté scientifique à étudier de plus près de véritables interventions de prévention qui permettraient de réduire le nombre de tumeurs qui évoluent en une maladie cancéreuse. Trop souvent, ce qu'on appelle communément la "prévention" du cancer se limite en fait au dépistage précoce des tumeurs.

Il existe pourtant de nombreuses études qui mettent en avant l'impact considérable de certains comportements de santé sur le développement du cancer. Par exemple, une étude portant sur onze pays, elle aussi publiée dans JAMA, en 2004, a constaté que les personnes qui n'ont pas fumé pendant au moins quinze ans, font un usage modéré de l'alcool, pratiquent trente minutes d'activité physique six jours par semaine (ne serait-ce que de marcher pour aller travailler), et dont le régime s'approche de la diète méditerranéenne (huile d'olive, poisson, nombreux légumes et fruits, céréales complètes, peu de sucres raffinés et de viande rouge) avaient 60 % de cancers en moins que les autres.

Les bénéfices de tels comportements de santé s'étendent aux personnes qui sont déjà atteintes d'un cancer. Dans une grande étude californienne, des femmes qui avaient été traitées pour un cancer du sein avaient moitié moins de risques de rechuter si elles avaient mangé plus de cinq fruits et légumes par jour et fait trente minutes d'activité physique six jours par semaines (celles qui ne pratiquaient qu'un seul de ces deux comportements n'y avaient pas trouvé de bénéfice notable. C'est la combinaison des deux qui s'est avérée cruciale à la réduction du risque de rechute).

Encore plus frappant, des femmes traitées pour un cancer du sein qui s'était déjà étendu hors du sein (stade II ou stade III) mais qui participaient à un programme de modification de style de vie et de réduction du stress ont vu leur risque de mourir de leur cancer réduit de 68 % au cours d'un suivi de onze ans. De la même façon, du côté des hommes, de nombreuses interventions de style de vie ont comme effet documenté de ralentir la progression du cancer de la prostate. Cela inclut les graines de lins broyées au petit-déjeuner, le jus de grenade, le thé vert, la sauce tomate, les poissons gras, et l'exercice physique. Il est heureux que la médecine occidentale moderne reconnaisse enfin ce qui est un des fondements de toutes les traditions médicales asiatiques (et que prônait déjà Hippocrate) : que toute maladie se développe sur un terrain qui lui est favorable, et que la meilleure médecine est celle qui joint au remède tout ce qui peut aider le corps dans sa capacité naturelle à conserver sa santé.

Dans son nouveau "Plan cancer", le président Sarkozy reconnaît l'importance des facteurs environnementaux sur le développement des cancers, et il promet de consacrer près des 20 % des fonds de recherche à la prévention. C'est un signe important et bienvenu. Pour être vraiment efficace, il faudra savoir utiliser une partie de ces fonds pour enseigner aux enfants dans nos écoles, aux employés de nos entreprises et aux médecins dans nos hôpitaux les moyens de prévenir vraiment le cancer.

David Servan-Schreiber, MD, PhD Clinical Professor of Psychiatry, University of Pittsburgh, Chargé de cours, faculté de médecine de Lyon-I.