Une voix libre pour l'Erythrée

Connaissez-vous Biniam Simon ? En France, aucune chance. En Erythrée, en revanche, toute personne possédant un poste de télévision répondra par l'affirmative. Là-bas, Biniam Simon est un personnage public : le PPDA du pays. Tous les soirs, pendant quatorze ans, ce journaliste érythréen a présenté le journal sur la chaîne publique Eri-TV, la seule à diffuser des informations depuis la fermeture forcée des médias indépendants en 2001.

Sa situation était donc bien établie. Mais début 2007, Biniam Simon est brusquement contraint de laisser cette partie de sa vie derrière lui. Lors d'une formation au journalisme multimédia, au Japon, il apprend l'arrestation de treize de ses confrères à Asmara, la capitale de l'Erythrée. Devinant que son nom figure sur la liste, il décide de ne pas prendre le vol de retour pour demander l'asile à la France. A Tokyo, l'ambassade lui accorde sa protection. En quinze jours à peine, il rejoint le sol français et entame les procédures pour devenir officiellement réfugié.

Un changement de vie éprouvant, particulièrement lorsque l'on est habitué à exercer un rôle social. Il faut alors accepter de passer du statut de personnage reconnu à celui d'anonyme. "Lorsque vous arrivez dans un pays où vous ne connaissez personne, vous n'existez pas. Vous devenez un numéro de dossier. Le quotidien tout entier représente alors un défi. Vous ne vivez pas, vous tentez de survivre", se souvient Biniam Simon.

Comme lui, des centaines de journalistes quittent chaque année leur pays par crainte de représailles de leur gouvernement. La majeure partie des demandeurs d'asile vient d'Afrique et du Moyen-Orient, les journalistes ne font pas exception à la règle. "Nombre d'entre eux continuent à exercer leur profession depuis la France par l'intermédiaire de blogs ou de sites Internet, mais ceux qui réussissent à en vivre ici sont très rares. Ils se rabattent donc souvent sur des emplois précaires et non qualifiés", explique Martial Tourneur, responsable du bureau d'assistance aux réfugiés de l'association Reporters sans frontières.

Pendant deux ans, Biniam Simon conserve l'obsession pour laquelle il a tout perdu : le besoin d'apporter une information libre chez lui, où une trentaine de journalistes sont emprisonnés.

Peur des représailles

En juillet 2009, son souhait se réalise. Avec l'aide de l'association, il ouvre une radio diffusée par satellite et sur Internet. Radio Erena ("Notre Erythrée", dans la langue du pays, le tigrinya) propose chaque jour des bulletins d'information, ainsi que des émissions musicales et culturelles aux Erythréens restés au pays.

Dans son petit studio parisien, aux murs recouverts de boîtes d'oeufs en carton pour insonoriser les lieux, le petit bonhomme fier, au rire facile, laisse peu filtrer ses émotions. Lorsqu'il se confie, c'est le sentiment de responsabilité qu'il évoque, une obligation envers son pays : établir une connexion entre l'intérieur et l'extérieur pour enfin fournir de vraies informations à ses concitoyens.

Mais cette liberté a un prix. Dans ce petit pays de la Corne de l'Afrique, où la presse libre n'existe pas, s'exprimer contre le gouvernement n'est pas toujours chose aisée. Au moment du lancement de la radio, une campagne a bien été menée par le gouvernement pour la décrédibiliser. Le média a été accusé d'être un produit de la CIA visant à détruire la nation.

Ces tentatives n'ont pas empêché la population de l'écouter, mais Biniam Simon reçoit encore des courriels d'insultes chaque jour. C'est surtout la peur des représailles auxquelles il expose sa famille qui le tiraille et, parfois, le fait douter. Mais il a "fait son choix". Si l'Erythrée lui manque ? Bien sûr. "J'adorerais rentrer, retrouver mes racines, mais c'est impossible ! Il est extrêmement difficile pour un journaliste de vivre là-bas, car nous y sommes considérés comme des terroristes", explique-t-il.

En attendant ce jour, l'ancien PPDA de l'Erythrée travaille sans relâche, sept jours sur sept, sans compter ses heures. Biniam Simon a tourné le dos à sa vie sociale pour se consacrer entièrement à un projet qu'il porte à bout de bras, assisté par un compatriote qui travaille avec lui comme technicien.

Trois ans après son arrivée, il parle à peine français : une fois sa longue journée terminée, le journaliste ne trouve pas la force d'apprendre. "Et si nous ne trouvions pas les fonds pour continuer ?" s'interroge-t-il, angoissé. Si c'était le cas, il faudrait repartir de zéro et tenter de trouver un nouveau moyen de survivre dans un pays encore étranger. Que ferait-il ? Biniam ose à peine y songer. Ce projet, c'est toute sa vie. En tout cas, sa nouvelle vie de réfugié.

Magali Lagrange *, étudiante à l'école de journalisme de Tours.

(*) L'auteure est la lauréate du concours organisé pour les étudiants des écoles de journalisme par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies, en partenariat avec "Le Monde", à l'occasion de la Journée mondiale du réfugié, le 20 juin