Une zone si critique

«Puddle» (Etats-Unis, octobre 2015), extrait de la série «Stray». Photo Kyle Thompson. Agence Vu
«Puddle» (Etats-Unis, octobre 2015), extrait de la série «Stray». Photo Kyle Thompson. Agence Vu

Les inondations de la Seine, ce printemps, sont venues nous rappeler combien nous sommes fragiles face à la menace hydrologique et, avec elle, à l’érosion de nos terres, agricoles et industrielles, ou à la contamination de nos nappes phréatiques et de nos rivières. L’inquiétude environnementale n’est plus globale et abstraite, elle touche notre territoire et notre quotidien, avec un effet immédiat et tangible.

L’humanité se rassemble, en réalité, sur une mince pellicule de la planète, qui va des roches fraîches situées à la base du sol jusqu’à la basse atmosphère, et inclut tout le vivant. Baptisée «zone critique» par les scientifiques, cette pellicule, très réactive, est interconnectée : l’eau, les gaz de l’atmosphère, les minéraux qui constituent les roches interagissent les uns avec les autres et façonnent cet environnement dans lequel nous évoluons. Ce sont ces réactions physiques, chimiques et biologiques qui ont rendu la planète habitable : en réagissant avec les roches, le CO2 de l’air, un redoutable acide, est neutralisé sur les continents pour se retrouver dans l’océan sous forme de calcaire. Ces mécanismes ont sauvé la Terre en consommant le gaz carbonique de l’atmosphère primitive, lui évitant ainsi un effet de serre qui aurait fini par tuer les premières formes de vie.

«Critique», cette zone l’est aussi pour les hommes. C’est là que nous cultivons, que nous bâtissons, que nous construisons nos sociétés. C’est cette zone qui concentre notre ressource en eau, celle qui nourrit le vivant et où s’organisent les écosystèmes. Mais c’est aussi là que nous stockons nos déchets et où les activités humaines pèsent le plus lourdement. Dans son ouvrage Face à Gaïa(La Découverte, 2015), le philosophe des sciences Bruno Latour explique combien le terme de «critique» est hautement géopolitique et place cette interface au cœur des relations nouvelles entre l’homme et la nature alors que nous entrons dans cette nouvelle période géologique qu’est l’anthropocène.

Pour autant, les scientifiques n’ont qu’une connaissance partielle de la zone critique de la Terre. Nous ne savons toujours pas modéliser et donc prévoir correctement sa réponse à un doublement de la teneur en CO2 de l’atmosphère et au réchauffement climatique qui l’accompagne. Nul n’est capable de dire pour l’instant comment, à l’échelle de nos territoires, elle réagira à une agriculture de plus en plus intensive ou à l’urbanisation galopante.

C’est que la zone critique est un milieu qui ne se laisse pas étudier facilement. Dans cet espace complexe, les temps de réaction sont très variables. S’il faut quelques secondes à une bactérie pour se reproduire dans le sol, la dégradation des minéraux peut prendre, elle, des millions d’années. Sans compter que ces deux processus ne sont pas indépendants. Comment modéliser des systèmes dont l’évolution au rythme des millions d’années est conditionnée par des réactions aussi rapides que la photosynthèse, la respiration ou un glissement de terrain ?

Il faut, pour relever ces défis, réunir une armée de scientifiques à la croisée des «géo-» et des «biosciences», de cultures différentes et toutes nécessaires : géologues, écologues, pédologues [spécialistes de l’étude des sols, ndlr], biologistes, météorologues, géochimistes, géophysiciens… Le défi est immense, car l’approche fondamentalement holistique nécessaire se heurte à l’hyperspécialisation des sciences modernes.

Pour mener ce combat, les scientifiques s’appuient sur des observatoires où des mesures sont conduites de manière régulière et dans la durée, notamment en France, qui en a été le précurseur. Certains enregistrent des données depuis plusieurs décennies - débit d’eau des rivières, composition chimique des différents milieux, échanges sol-atmosphère - et révèlent sur le long terme les évolutions montrant la réponse de la zone critique à des perturbations locales ou globales. Parmi eux, l’Observatoire hydro-géochimique de l’environnement de Strasbourg vise ainsi à observer et à comprendre les effets de l’ère industrielle sur les cycles biogéochimiques de l’écosystème forestier vosgien (l’effet des pluies acides), et notamment, sur l’une de ses rivières, le Strengbach. Quelque quarante années de chroniques permettent de constater un progressif retour à la normale des conditions d’acidité dudit ruisseau.

L’histoire des sciences le montre : les progrès instrumentaux ont souvent été à l’origine de révolutions dans notre façon de comprendre le monde. Dans le domaine des surfaces terrestres, de gros progrès restent à accomplir pour doter les scientifiques d’instruments d’auscultation performants. Le programme Critex, piloté par le CNRS, ambitionne de développer des capteurs innovants et couple pour la première fois des techniques d’exploration permettant d’enregistrer des données aussi diverses que le débit des fleuves, leur composition chimique, la teneur en eau des sols et son évaporation depuis les surfaces agricoles. Le défi est considérable, car si nous parvenons à envoyer sur la planète Mars un robot autonome équipé de capteurs incroyables, les outils d’observation de nos sols, rivières et forêts restent souvent et paradoxalement beaucoup plus rudimentaires.

Au-delà de nos frontières, l’Europe, les Etats-Unis et la Chine financent aussi des programmes ambitieux visant à renforcer l’intégration de leurs observatoires de la zone critique en y conviant écologues, géologues et géophysiciens. Comme le dit James Kirchner, éminent spécialiste d’hydrologie et de géomorphologie, «échantillonner et analyser une rivière une fois par semaine, c’est comme écouter une symphonie de Beethoven en échantillonnant une note toutes les minutes». Les «critical zonists» ont besoin d’une révolution culturelle et technologique pour ouvrir leurs oreilles à la symphonie du monde qui nous nourrit.

Jérôme Gaillardet, chercheur à l’Institut national des sciences de l’Univers du CNRS (Insu); Nicolas Arnaud, chercheur à l’Institut national des sciences de l’Univers du CNRS (Insu).

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