Universel Edward Said

Il aura été l’un des derniers grands intellectuels, au sens humaniste du terme. Avec son livre Orientalism, paru en 1978 aux Etats-Unis, et deux ans plus tard dans sa traduction française, il a fait basculer le regard de l’Occident sur le reste du monde et a ainsi influencé les études postcoloniales que la France tente aujourd’hui encore de digérer. Pourtant, l’écrivain palestino-américain Edward W. Said, francophone et passionné de littérature française, n’a jamais rencontré ici le succès qu’il a connu dans le monde anglo-saxon ou les pays arabes. «En France, Said est un auteur maudit», se désole la sociologue et philosophe Sonia Dayan-Herzbrun, qui a maintes fois tenté de faire sortir la pensée de celui qu’elle considère comme l’un des plus grands esprits du XXe siècle, d’un cercle purement universitaire.

Edward W. Said, en 1997 Photo Gérard D. Khoury.
Edward W. Said, en 1997 Photo Gérard D. Khoury.

Enfant de chrétiens palestiniens aisés (il est né à Jérusalem en 1935), élève d’une école anglaise du Caire, étudiant à Harvard, puis professeur de littérature comparée à Columbia, Said n’était de nulle part en particulier - ses mémoires se nomment Out of Place. Il citait, de tête, Virgile en latin et Hugo en français, ne se sentait d’aucune patrie. Même son appartement new-yorkais ne lui appartenait pas, il n’en était que locataire. «L’exil était sa condition. Dans son œuvre, il a développé l’idée de la non-appartenance, à la manière d’Adorno, analyse Sonia Dayan-Herzbrun. Pour Said, on n’est jamais ancré quelque part, on n’a pas de racines.» Edward W. Said est mort d’une leucémie en 2003, peu après les attentats du World Trade Center, l’année de l’intervention américaine en Irak. Effrayé par le tournant identitaire qu’il voyait poindre.

«Sa critique de l’Occident s’est arrimée depuis l’Occident lui-même, comme cela a été le cas de nombreux intellectuels venus d’anciens pays colonisés et formés aux Etats-Unis ou en Europe, analyse Thomas Brisson, enseignant en sciences politiques à l’université Paris VIII. Said disait même qu’il avait "été en passe de devenir blanc"…» Jusqu’à la guerre des Six Jours, en 1967, qui fait basculer sa vie et le pousse à s’engager. Il part à Beyrouth travailler son arabe, devient membre du Conseil national palestinien (le Parlement en exil du peuple palestinien), prend position contre la politique israélienne dans le New York Times. Orientalism, publié en 1980 en France sous le titre l’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (Seuil), achève de faire d’Edward W. Said un «intellectuel global, une grande voix pour la Palestine et pour tous les intellectuels non occidentaux», poursuit Thomas Brisson. Dans ce livre, il affirme que l’Orient est une fiction fantasmée par l’Occident. Marqué par Derrida, Foucault et Gramsci, il démontre que l’impérialisme européen a pu s’appuyer sur toute une culture, des romans et des peintures, bref des représentations qui ont fondé l’orientalisme et inventé un Autre à dominer. «Pour Said, il y a un lien entre savoir et pouvoir, décrypte Thomas Brisson. Il faut lire les écrits non pas comme des textes neutres mais comme des mécanismes de pouvoir. Ce que dit Flaubert sur l’Orient, ce n’est pas du texte, c’est du pouvoir.» Said fait une relecture acide de Hugo, de Marx ou d’Austen. «Des auteurs qu’il pouvait par ailleurs admirer : déconstruire ne veut pas dire rejeter», précise Sonia Dayan-Herzbrun. En réalité, la thèse n’est pas nouvelle, elle a commencé à circuler parmi d’autres intellectuels des mondes coloniaux. «Mais Said la condense dans un livre publié au moment où l’université américaine change radicalement, analyse Thomas Brisson. L’université blanche s’écroule pour faire place aux minorités raciales et sexuelles. Said fixe un nouveau cap à un monde intellectuel qui va s’ouvrir aux savoirs non occidentaux et poser un autre regard sur ses propres classiques.» L’Orientalisme va nourrir les subaltern et les cultural studies qui veulent faire entendre la voix des dominés, traditionnellement exclus du grand récit écrit par les élites et les colons. Said est l’un de ceux qui, de fait, fondera les études postcoloniales, réfutant une vision européanocentrée de l’histoire, même s’il a toujours refusé de faire école. Il devient une référence. Un classique.

En France, en revanche, l’accueil est beaucoup plus froid. «Sans doute parce que la décolonisation des esprits, de la culture et des savoirs, n’a toujours pas eu lieu ici», estime la philosophe Sonia Dayan-Herzbrun. «Said a été largement lu dans les milieux universitaires français, estime au contraire le politologue Jean-François Bayart. S’il n’a pas rencontré un plus large écho dans le débat public ou grand public, c’est que la place était déjà prise : non seulement par le marxisme, mais aussi par Foucault et par la critique du colonialisme de langue française : Fanon, Memmi et même Raymond Schwab, l’auteur de la Renaissance orientale

L’Orientalisme n’est pas un texte aisé à lire, et la pensée de Said est profuse. Sonia Dayan-Herzbrun, qui a traduit certains de ses écrits, peut en témoigner : «Face à cette pensée en spirale, riche et complexe, sa manière de mobiliser en même temps les théories de littérature comparée, le marxisme, la philosophie, la politique ou la musicologie, je me suis parfois arrachée les cheveux ! Said est une polyphonie. C’est peut-être cela, aussi, qui a été mal compris en France, où l’université est beaucoup plus cloisonnée.»

Jusqu’à sa mort, Said n’a jamais cessé d’intervenir dans le débat public, contre la première intervention américaine en Irak et, inlassablement, en défense des Palestiniens ou en faveur d’un Etat unique pour les deux peuples, israéliens ou palestiniens. Mais il était aussi sévère à l’égard des Etats arabes issus de l’indépendance, de la corruption au sein de l’Etat palestinien. Après avoir dénoncé les accords d’Oslo, qu’il considérait comme une trahison vouée à l’échec, ses livres furent interdits dans les Territoires. «Il s’est retrouvé isolé, note Thomas Brisson, il a adopté alors une posture humaniste, moins radicale. Il regrettait que certains lecteurs de l’Orientalisme en tirent la conclusion que seuls les Noirs peuvent parler des Noirs, les Arabes des Arabes. Il ne faudrait pas, disait-il, que sa critique devienne aussi obtuse que la pensée coloniale.» C’est à cette époque, en 1999, que Said, bon pianiste et musicologue, crée le West-Eastern Divan Orchestra avec son grand ami Daniel Barenboim, chef d’orchestre israélo-argentin. L’orchestre rassemble aujourd’hui encore, chaque année, des jeunes musiciens palestiniens, israéliens, syriens, libanais, égyptiens ou jordaniens. «L’hybridité était un concept important chez Said, rappelle Sonia Dayan-Herzbrun. C’est elle qui nous donnerait accès à un universel - mais pas à un universel donné par l’Occident.»

Sonya Faure et Catherine Calvet.

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