Vers un Kurdistan enfin indépendant?

Massoud Barzani (portrait) président du gouvernement régional du Kurdistan irakien jusqu’en 2015. Photo Safin Hamed. AFP
Massoud Barzani (portrait) président du gouvernement régional du Kurdistan irakien jusqu’en 2015. Photo Safin Hamed. AFP

Dans trois mois, environ 3,5 millions d’électeurs kurdes auront à répondre par oui ou non à la question de l’indépendance du Kurdistan irakien. En 2003, après la chute de la dictature irakienne, le Parlement du Kurdistan, à la demande de la coalition anglo-américaine, a consenti à la participation des Kurdes dans les nouvelles institutions irakiennes dans l’espoir de bâtir un Irak nouveau, démocratique et fédéral, respectueux de l’identité et des droits de ses multiples composantes nationales, linguistiques et religieuses. Ces principes ont inspiré la nouvelle Constitution irakienne adoptée en 2005 par référendum par plus de 80 % des électeurs.

L’une des dispositions essentielles de cette Constitution, stipule que le gouvernement central devait organiser, avant le 31 décembre 2007, un référendum dans les territoires dits «disputés» (encore rattachés à Bagdad mais peuplés majoritairement de Kurdes, comme dans la région de Kirkouk) afin que les populations concernées puissent librement décider de leur rattachement ou non à la région du Kurdistan. Le gouvernement de Bagdad n’a pas respecté cette obligation constitutionnelle, pas plus qu’il n’ait laissé les Arabes sunnites décider par référendum ériger leur province en une région fédérée. Leurs droits constitutionnels ont été bafoués, leurs manifestations pacifiques écrasées dans le sang. Ce déni de droit a poussé une bonne partie des Arabes sunnites vers les mouvements islamistes radicaux, dont Daech est l’avatar ultime et le plus sanguinaire. Les Kurdes, de leur côté, ont perdu toutes leurs illusions sur la possibilité d’un Irak uni, démocratique et inclusif. L’un des derniers liens qui les attachaient à Bagdad était la dotation financière allouée à la région du Kurdistan représentant 17 % du budget irakien. Elle ne leur est plus versée depuis janvier 2014.

Ainsi, l’Irak finance les milices chiites encadrées par l’Iran mais refuse de payer les soldes des peshmergas kurdes ; il verse leurs salaires aux employés et fonctionnaires irakiens restés dans les zones sous occupation de Daech mais n’a pas de budget pour l’administration du Kurdistan. Celle-ci a refusé de se plier au diktat du Premier ministre irakien chiite Maliki, et a développé ses propres exportations pétrolières pour assurer son financement.

Début 2014, le couple kurdo-irakien était déjà au bord de la rupture. Le gouvernement du Kurdistan prévoyait alors d’organiser un référendum pour consacrer et légitimer le divorce d’avec Bagdad. La déferlante de Daech a bouleversé la donne. Les Kurdes ont dû se mobiliser pour défendre leur territoire. Malgré une sévère crise financière, causée par la suppression par Bagdad de leur dotation budgétaire, ils ont accueilli généreusement environ 1,8 million de réfugiés et déplacés dont une grande majorité d’Arabes sunnites qui, en dépit de leur nationalisme panarabe, ont préféré chercher asile chez les Kurdes plutôt que dans les provinces arabes chiites du Sud.

Les Kurdes veulent gérer leurs affaires dans leur propre pays, qui est aussi celui des Assyro-Chaldéens, des Turkmènes et des Arabes installés de longue date. Ils n’ont aucune convoitise sur les terres de leurs voisins. Depuis 1991, ils ont transformé un pays dévasté, où 90 % des villages, une vingtaine de villes et l’économie agro-pastorale avaient été détruits par la terrible dictature irakienne, en un Etat de facto doté d’institutions démocratiques, d’aéroports, de forces armées et de police, d’infrastructures économiques et éducatives modernes. Ce pays de 5,5 millions d’habitants (7,7 millions si l’on y inclut les territoires disputés) compte désormais 30 universités dont trois enseignant en anglais. Près de la moitié des étudiants sont des filles. Le pluralisme politique et religieux est assuré. C’est le seul pays du Proche-Orient où on ne déplore aucun prisonnier politique, aucun journaliste en prison. La situation économique, affectée par la crise financière, par le lourd tribut de la guerre contre Daech et par le poids de l’accueil massif de réfugiés et déplacés, reste difficile mais supportable. Elle devrait s’améliorer d’ici à la fin 2017 grâce à l’augmentation substantielle des exportations pétrolières et du gaz. Enfin, la guerre contre Daech a contraint les Kurdes à moderniser leur armée de peshmergas grâce au soutien en matériel et en formation de la coalition alliée où la France joue un rôle majeur.

Agissant dans un environnement régional compliqué, conflictuel, voire chaotique, le Kurdistan a fait mieux que survivre. Il a su développer des relations de voisinage et de coopération économique apaisées avec la Turquie et l’Iran. Partenaire stratégique de Washington dans la lutte d’abord contre Al-Qaeda, puis de Daech, il est en excellents termes avec tous les pays européens dont la France, l’Allemagne, l’Italie, mais aussi le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suède. Le Canada, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, et, plus récemment, l’Inde ont noué de solides relations avec le Kurdistan. La Russie est allée plus loin encore en autorisant sa société Rosneft à acheter massivement du pétrole kurde au terminal turc de Ceyhan pour le raffiner dans ses raffineries d’Allemagne. Cet accord va assurer des ressources régulières et sécurisées à l’économie kurde. Enfin, le Kurdistan entretient des relations suivies avec les pays arabes dont plusieurs - Egypte, Arabie Saoudite, Jordanie, Emirats arabes unis (EAU) - ont ouvert des consulats dans la capitale kurde Erbil. Après avoir longtemps espéré le rétablissement à Bagdad d’un pouvoir sunnite fort, ces pays ne verraient pas nécessairement d’un mauvais œil l’émergence d’un Kurdistan indépendant, réduisant la puissance d’un Irak chiite allié à l’Iran.

L’issue du scrutin ne fait pas de doute. Lors d’une consultation informelle, organisée en 2005 par la société civile kurde, 98 % des électeurs s’étaient prononcés en faveur de l’indépendance du Kurdistan. En dépit de certains tiraillements et tensions internes et nonobstant les manœuvres de certains Etats voisins, le référendum du 25 septembre devrait donner une légitimité démocratique massive aux aspirations à l’indépendance du peuple du Kurdistan. Les autorités kurdes engageront alors des négociations avec Bagdad pour un divorce à l’amiable pacifique.

C’est pourquoi nos démocraties devraient soutenir et accompagner la démarche pacifique et démocratique du Kurdistan irakien vers son indépendance. La France, qui a des liens forts avec le peuple kurde et des responsabilités historiques dans son sort, s’honorerait à prendre l’initiative d’une diplomatie préventive et inventive pour convaincre ses partenaires et alliés que l’émergence d’un Kurdistan indépendant comme Etat tampon neutre entre les mondes chiite et sunnite contribuerait à la stabilité régionale, et rendra enfin justice à une partie du peuple kurde qui a été si malmené depuis plus d’un siècle.

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris.

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