Vers une course aux armements en Asie?

La modernisation de la marine militaire chinoise, entreprise dès les années 80, s’est considérablement accélérée ces dernières années. Depuis 2000, les dépenses militaires de la Chine ont augmenté de 325,5%, pour atteindre un pic de 166 milliards de dollars en 2012, d’après les estimations du Stockholm International Peace Research Institute (Sipri). La flotte de surface de Pékin a ainsi augmenté de 30% en nombre de navires et de 130% en tonnage. Symbole majeur de ce renforcement maritime sans précédent, Pékin a lancé en septembre 2012 son premier porte-avions, le Liaoning.

A ces développements capacitaires de la marine militaire, il faut ajouter ceux des agences chinoises chargées des affaires maritimes. Les «cinq dragons», comme elles sont surnommées, ont en effet vu leurs moyens exploser. Depuis juillet 2013, Pékin les a même fusionnés pour mieux les contrôler mais aussi pour créer une nouvelle agence unifiée de garde-côtes plus réactive et plus efficace dans la défense de ses «intérêts maritimes». Or, ces agences sont bien plus impliquées que la marine militaire dans les différents incidents territoriaux qui ont opposé Pékin à ses voisins ces dernières années. Ensemble, ces évolutions alimentent l’image d’une Chine plus «assertive» (affirmée) dans le domaine maritime et inquiètent considérablement ses voisins, qui sont désormais engagés eux aussi dans des processus de renforcement militaire.

Au nord, en mer de Chine orientale, la marine sud-coréenne a récemment connu une importante montée en gamme, avec l’acquisition et le développement en interne de capacités maritimes qui dépassent largement les besoins nécessaires pour faire face à la menace nord-coréenne. Séoul construit de plus une base navale sur l’île de Jeju, l’un des points les plus méridionaux de son territoire, loin de Pyongyang mais stratégiquement placé entre le Japon et la Chine. Le Japon a également exprimé sa préoccupation face à l’accroissement du potentiel militaire chinois. Tokyo a réorienté ses forces navales vers le sud de l’archipel et les îles Senkaku/Diaoyu où les incidents avec des appareils et navires chinois se sont multipliés depuis 2010. Sa marine a par ailleurs présenté en août 2013 un nouveau porte-hélicoptères, le plus grand navire militaire construit dans le pays depuis la Deuxième Guerre mondiale. De nombreux observateurs chinois l’ont d’ailleurs qualifié de «porte-
avions déguisé».

Pour sa part, et malgré un budget militaire onze fois inférieur à celui de sa voisine continentale, Taipei continue à développer certaines capacités, asymétriques notamment, pour dissuader toute invasion. Enfin, en mer de Chine méridionale, le nombre d’incidents navals a augmenté drastiquement depuis 2007, principalement entre la Chine, d’une part, et le Vietnam ou les Philippines, de l’autre. En réponse, le Vietnam s’est tourné vers la Russie pour acquérir du matériel militaire et cultive des liens avec Washington. Les Philippines se sont quant à elles tournées vers les Etats-Unis pour renforcer leur marine. Au final, et de manière globale, l’Asie du Sud-Est a vu ses dépenses militaires augmenter de 62% entre 2002 et 2012.

En Asie du Nord-Est comme en Asie du Sud-Est, la modernisation navale chinoise et les tensions territoriales dans certaines zones n’expliquent pas complètement cette tendance. D’autres facteurs, comme un «retard à rattraper» ou les facteurs domestiques, jouent aussi un rôle à ne pas négliger. Pourtant, les pays de la région ne font pas que développer leurs capacités militaires; la plupart d’entre eux renforcent aussi leur coopération militaire avec les Etats-Unis, qui effectuent depuis 2010 un retour remarqué et bienvenu dans la région, et d’autres puissances régionales comme l’Australie, le Japon ou l’Inde. Et ces décisions ont bien pour origine et point focal l’expansion maritime chinoise et la constitution par Pékin d’une flotte de haute mer.

Le problème majeur n’est en effet pas tant les capacités développées, par la Chine ou tout autre acteur de la région, que les perceptions qui accompagnent cette dynamique générale de modernisation militaire. La Chine semble s’être départie du «profil bas» que conseillait en son temps Deng Xiaoping. Les discours politiques des nouveaux leaders, aux forces armées notamment, se font plus musclés. La portée stratégique de la marine chinoise s’est étendue en même temps que les revendications de Pékin ont été portées avec plus de force par ses agences maritimes. Le battage médiatique aux forts accents nationalistes qui a accompagné, en Chine, le lancement du Liaoning a confirmé si besoin était que cette montée en puissance est bel et bien politisée. Et là se trouve la recette d’un désastre potentiel: le «rattrapage» avec les Etats-Unis, en capacités et nombre de navires, apparaît comme un enjeu de prestige et de statut pour Pékin et ses élites dirigeantes. C’est un message dirigé tant vers l’international que vers l’audience nationale. La Chine n’a certes pas le monopole de telles considérations: la plupart des Etats régionaux sont également en quête d’un statut sur la scène internationale qui reflète leurs ambitions. Mais vu la taille de la Chine, sa puissance potentielle, sa nouvelle «assertivité» et ses aspirations, et l’ambiguïté des objectifs de sa modernisation navale, cette tendance inquiète. Et que ce «rattrapage» devienne un enjeu politique interne, un mécanisme de légitimation pour un régime aux assises fragilisées, complique fortement la donne et limite les possibilités en matière de rétablissement de la confiance.

Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’il n’existe pas de régime international de limitation des armements en Asie. Jusqu’à présent, l’apport de l’Asean (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) et des forums régionaux qui en dépendent, comme le Forum régional de l’Asean (ARF) ou la réunion des ministres de la Défense de la région (ADMM+), quoique remarquable, n’a pas débouché sur une réduction notable des tensions. Comment, dès lors, éviter une aggravation du dilemme de sécurité à l’échelle régionale, qui pourrait conduire à une course aux armements ruineuse pour les Etats et leurs populations, et s’avérer dangereuse à terme pour l’équilibre d’ensemble de cet espace si important pour l’économie mondiale? La formule diplomatique adéquate pour tenter de régler cette question reste à inventer. On peut penser que les réticences seront grandes, tant il existe une méfiance latente entre acteurs régionaux asiatiques et entre acteurs régionaux et extra-régionaux.

Dans ces conditions, l’Union européenne peut-elle jouer un rôle? Difficile à dire, mais ne pourrait-elle pas à tout le moins, étant donné son expérience, ses capacités et ses intérêts, initier avec ses partenaires (stratégiques ou non) asiatiques et américains un processus de réflexion, en vue d’un règlement de cette question?

Par Bruno Hellendorff et Thierry Kellner.

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