Vers une Europe illibérale?

Un spectre hante l’Europe: le spectre de l’illibéralisme. Dévoyant la démocratie libérale par l’invocation constante et très opportuniste du «peuple», il met en danger le patrimoine du libéralisme constitutionnel. Au fil des siècles, ce dernier s’est formé en étendant progressivement la protection des droits et libertés fondamentales par la limitation et le contrôle sous diverses formes du pouvoir de l’Etat. Conçu à l’origine comme un frein face à la tentation absolutiste, il est aujourd’hui menacé par la démocratie dénaturée.

Socle libéral de la démocratie en péril

Partout en Europe, des mouvements partisans d’un conservatisme nationaliste ou d’une forme de populisme anti-européen, voire xénophobe ou même raciste, ont consolidé leur popularité et même connu de notables succès électoraux ces dernières années. Or, ils influent négativement sur l’ensemble des courants et des pratiques politiques en Europe et au-delà. Avec en sus l’élection de Donald Trump, la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan et l’interventionnisme délétère de Vladimir Poutine, le socle libéral de la démocratie semble d’autant plus mis en péril.

Mais qu’y a-t-il à perdre à cette régression? Les «réalisations» et la rhétorique des partisans les plus radicaux de ce qu’ils nomment eux-mêmes une «contre-révolution», tels Viktor Orban en Hongrie ou Jaroslaw Kaczynski en Pologne, peuvent nous en donner une idée. Leurs attaques contre les principes les plus élémentaires d’un libéralisme politique apparu dès le XVIIe siècle en Angleterre donnent par ricochet l’occasion de relever leur prix. Cependant, les pays et les leaders du groupe de Visegrad ne sont pas seuls en cause, tant s’en faut. Par exemple, les vicissitudes de la vie politique italienne de l’époque des gouvernements Berlusconi l’ont bien montré.

Berlusconi comme précurseur

Pour prendre la mesure de la menace, relevons tout de même les principales atteintes illibérales des gouvernements les plus réactionnaires d’Europe, imités ici ou là par des leaders populistes lorsqu’ils en ont l’occasion. Clé de voûte des institutions libérales, la séparation des pouvoirs, formulée au XVIIIe siècle par Montesquieu, est mise à mal par des réformes constitutionnelles ou, de facto, en violant l’esprit des institutions en vue de concentrer le pouvoir plutôt que de le limiter en le divisant.

Des lois sur mesure

Cela entraîne des atteintes manifestes et réitérées à l’indépendance de l’institution judiciaire. Les juges qui font leur travail honnêtement, comme c’était le cas en Italie, sont alors présentés comme les ennemis du «peuple», celui-ci étant appelé à se ressaisir d’un pouvoir dévoyé. Dans les faits, c’est bien sûr, selon le cas, au profit de l’exécutif, de son chef charismatique ou du parti dominant.

A cela s’ajoutent bien souvent la corruption et des lois sur mesure (pensons à Berlusconi encore!). Au final, c’est l’Etat de droit patiemment construit au fil des siècles au moins depuis les dispositions de l’habeas corpus (1679) ou de la Déclaration des droits (1689) en Angleterre qui est ébranlé.

Leader charismatique et parlement monocolore

Par ailleurs, la primauté du parlement défendue par John Locke dans son célèbre Second Traité du gouvernement civil (1690) à l’issue de la Glorieuse Révolution anglaise (1688) est remise en question par le rôle d’un leader charismatique appuyé par un parlement très largement monocolore. En outre, l’importance décisive du pluralisme et la valeur du débat démocratique au parlement comme dans la sphère publique sont, dès lors, largement minorées.

Il s’agit simplement de «fabriquer» le consentement du peuple par un recours très unilatéral aux médias pour mettre en avant des thèmes porteurs tels que la lutte contre l’immigration ou toute autre prétendue «urgence du moment».

Là encore, les pays de l’Ouest européen ne sont pas en reste: le recours par le président Macron aux ordonnances et, avant lui, par Hollande à l’article 49.3 de la Constitution pour court-circuiter les débats au parlement et dans l’opinion sur la réforme du Code du travail ne donne pas le bon exemple. De plus, mal qui ne concerne pas non plus que l’Europe centrale, la liberté d’expression et des médias est en danger. Cela passe par une trop banale concentration dans le secteur des médias ou, pire, par une prise de contrôle étatique même si elle reste plutôt indirecte.

Le libéralisme est d’abord politique

Depuis le XVIIe siècle, la tolérance et par prolongement le respect des droits des minorités sont devenus l’un des éléments clés de la tradition libérale. S’ils restent au cœur du discours public au moins en Europe de l’Ouest, ils n’ont pas pour autant mené à des politiques à la hauteur du défi soulevé par la vague migratoire dès 2015, si ce n’est en Allemagne.

Bien au contraire, c’est trop souvent l’escalade anti-immigrés qui prévaut sur le plan du discours comme de l’arsenal législatif. La criminalisation des migrants porte pourtant atteinte à leur liberté de mouvement et entre en conflit avec le souci libéral de limiter le pouvoir de l’Etat en évitant d’étendre inutilement le nombre et la portée de lois répressives.

Causes libérales

En opposition à ces dérives illibérales, tout citoyen peut se considérer comme un libéral au sens politique du terme (et non économique) s’il accorde une priorité décisive à des valeurs et des principes tels que l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs et plus spécifiquement l’indépendance de la justice, le gouvernement représentatif et la primauté du législatif, la liberté d’expression et des médias, un forum de débat public ouvert et non manipulé par des fins particulières, la tolérance, la non-discrimination et les droits des minorités, la séparation des Eglises et de l’Etat et enfin un recours au droit à des fins de répression réduit au minimum indispensable.

S’il n’existe et n’existera jamais de définition univoque et qui fasse l’unanimité du terme «libéral», ce sont là indéniablement et de longue date des «causes libérales». Toute atteinte réitérée à plusieurs d’entre elles fait glisser une personnalité politique, un parti, un gouvernement, voire un régime, vers leur envers, à savoir l’illibéralisme.

En dépit des ultralibéraux

En Europe continentale, l’antilibéralisme n’a rien d’une nouveauté. Il s’alimente à une longue tradition réactionnaire ou plus banalement conservatrice qui remonte au moins au rejet des Lumières par les réactionnaires de la fin du XVIIIe siècle comme aux luttes politiques du XIXe siècle opposant conservateurs et libéraux.

La confusion si courante entre libéralisme politique et libéralisme économique qui relèvent, comme le soulignait John Stuart Mill, de principes différents et indépendants – quoi qu’en disent les ultralibéraux contemporains –, a encore étendu le cercle des antilibéraux à une bonne partie de la gauche. Pourtant, toutes celles et ceux qui accordent du prix à ce qu’il est convenu d’appeler ce libéralisme constitutionnel (ou politique) devraient s’élever pour le défendre sans se laisser déconcerter par les invocations illibérales à la souveraineté d’un «peuple» mythifié et manipulé.

Nathalie Maillard Romagnoli, enseignante de philosophie.
Genève Alain Boyer, enseignant de philosophie et d’histoire, Genève.

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