Vingt ans après la fin du Mur, que reste-t-il de l’antitotalitarisme ?

Les commémorations officielles de la chute du mur de Berlin ont mis en scène le triomphe de la liberté. Sous la porte de Brandebourg, les dirigeants du monde capitaliste (le seul, désormais) ont rejoué la conquête de l’Est par l’Ouest avec l’assurance tranquille que donne la certitude d’avoir eu raison. Dans le même temps, ceux qui ne se sont jamais réjouis de la disparition du communisme retrouvent des raisons d’espérer, alors que l’omnipotence des marchés financiers jette les hommes dans la crise. Et le doute de s’insinuer : trouve-t-on autre chose, sous les décombres du Mur, que le triomphe d’une idéologie qui devait mener le monde à la catastrophe ? La crise actuelle du capitalisme ressemble à l’ironie de Marx, un «spectre» aurait dit Derrida, qui revient nous hanter au moment où l’on aurait dû célébrer les noces de la liberté et du profit.

D’où l’actualité rétrospective de la question : que s’est-il véritablement passé le 9 novembre 1989 ? En contrepoint des commémorations béates, une thèse commence à courir, particulièrement en France : l’apothéose de la finance serait liée à la victoire idéologique de l’antitotalitarisme. L’historien Michaël Christofferson affirme que, depuis trente ans, les intellectuels français instrumentalisent le rejet du communisme pour délégitimer toutes les critiques de la démocratie libérale. Réduit à un argumentaire contre l’Union de la gauche des années 1970, le réflexe antitotalitaire fonctionnerait toujours comme le grand interdit intellectuel du présent. Pour Christofferson et ses émules, la critique du communisme au nom de ses crimes, le rejet moral de la révolution et l’adhésion enthousiaste au marché font système pour prémunir le monde de nouveaux excès, c’est-à-dire de nouvelles espérances. Le 9 novembre 1989 serait donc le jour où la liberté s’est mise à mentir sans vergogne, ne se contentant plus de calomnier le socialisme, mais repoussant à travers lui la possibilité de toute alternative politique.

Cette hypothèse vaut sans doute pour l’offensive des «nouveaux philosophes» en 1977 visant à noyer la politique dans la morale et à présenter les droits de l’homme comme le recensement de ce qu’il est interdit de faire et impossible d’exiger. Mais le véritable antitotalitarisme est plus ancien que la coquetterie de quelques intellectuels se présentant avantageusement comme des dissidents en France. Née dans les années 1950 autour du groupe Socialisme ou Barbarie animé par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, la pensée antitotalitaire française trouve bien son origine dans une critique du système soviétique, point de départ d’une description de la spécificité du phénomène démocratique. Durant les années de guerre froide, ce courant fut le seul à penser la société démocratique au-delà de l’Etat de droit ou de l’élection. Ces penseurs ont mis en lumière une fragilité de la démocratie qui la rend incompatible avec les promotions actuelles du marché et de la performance comme socles de la vie sociale. Pour eux, la «démocratie de marché» eut été plus qu’un oxymore : l’illusion réitérée d’une absorption de la politique dans l’économie.

Ainsi, la pensée de la démocratie contemporaine (qui ne confond pas la politique avec la nostalgie pour l’agora des Anciens) s’est-elle édifiée à partir d’une analyse de son «autre» - le totalitarisme. Celui-ci n’est pas envisagé comme une objection aux espérances politiques, mais au contraire comme une conséquence tragique du déni du politique et de la forme de conflictualité qui lui est inhérente. Loin d’un simple refus de la révolution, «antitotalitaire» signifie une reconnaissance de la division sociale dont émerge la démocratie. Unifiant parti, Etat et savoir, les régimes totalitaires se sont toujours construits sur le rejet de cette division. Le ralliement tardif, et somme toute ambigu, des libéraux à l’antitotalitarisme aurait dû attirer l’attention. Pour Lefort, la démocratie ne se réduit pas à un corps de procédures ni à la promotion des droits de l’individu propriétaire. Elle met plutôt en scène la double impossibilité de décider par avance la distribution des positions et de définir une fois pour toutes la différence entre le légitime et l’illégitime. La pensée antitotalitaire a d’abord été une critique du pouvoir. Celui de l’administration de l’argent qui triomphe aujourd’hui, non moins que celui de la bureaucratie d’Etat qui régnait hier à l’Est.

C’est pourquoi la rencontre entre la pensée antitotalitaire et la fin historique du communisme ressemble fort à un rendez-vous manqué. Depuis, le monde a emprunté une voie unique, à l’instar de la ligne tracée par la chute des dominos lors des célébrations de Berlin. Cette route est celle de ce qu’il est convenu d’appeler le «néolibéralisme», mélange de dérégulation économique et d’autoritarisme politique. Cette idéologie de la «dé-démocratisation» (Wendy Brown), atteint les principes de la démocratie tout en réclamant leur universalisation. Emphase sécuritaire, démantèlement des protections sociales, moralisation du discours public : autant de tentatives pour échapper une nouvelle fois à l’incertitude démocratique. L’évolution n’était pourtant pas en germe dans la chute du Mur qui, comme tout événement, ne préfigurait pas son avenir. Il n’y a aucune raison de faire peser sur l’antitotalitarisme d’hier la charge du présent. C’est un fait : aujourd’hui, on ment au nom de la liberté. Doit-on en conclure que la liberté est un mensonge ?

En politique, l’illusion peut venir de la certitude d’avoir eu raison avant les autres non moins que de la conviction d’être actuellement dans le vrai. Les satisfecit que se décerne la droite ressemblent à la satisfaction des nostalgiques du rideau de fer. Dans les deux cas, règne la logique du «on vous l’avait bien dit» (que le socialisme était une imposture ou que le capitalisme est toujours monstrueux). Au terme de ces exercices d’autocélébration, il reste à armer la critique du présent. Parce qu’elle envisage la démocratie comme inachèvement et comme conflit, la pensée antitotalitaire peut toujours nous y aider.

Michaël Foessel, maître de conférences à l’université de Bourgogne.