Vingt ans d’expérience démocratique en Europe de l’Est: l’interminable transition

Vingt ans se sont écoulés depuis la série d’événements extraordinaires qui se sont déroulés en Europe centrale et de l’Est et qui ont débouché sur ce qui était inconcevable pour une majorité de personnes: l’effondrement des régimes communistes, la fin d’un système qui semblait devoir durer éternellement. En fait, avant 1989, l’idée même d’une situation post-communiste semblait utopique. Malgré le fait que le communisme ait été un système en phase terminale, la possibilité qu’il disparaisse était en général rejetée par les cercles politiques et universitaires au nom du réalisme pragmatique.

Certains dissidents (comme le Russe Andreï Amalrik) et universitaires avaient toutefois entrevu sa fin. En 1988, j’ai publié un livre intitulé The Crisis of Marxist Ideology in Eastern Europe: The Poverty of Utopia (La crise de l’idéologie marxiste en Europe de l’Est: la pauvreté de l’utopie) dans lequel j’énonçais deux facteurs présageant un effondrement imminent: l’érosion idéologique qui avait engendré une «crise de légitimité» fatale des régimes communistes et l’émergence d’idées et de mouvements alternatifs (la «société civile»).

Dans cet ouvrage, j’ai mis l’accent sur plusieurs exemples, notamment les mouvements pacifistes indépendants peu étudiés de ce qui était alors la République démocratique allemande (RDA). Il était manifeste pour certains universitaires que les élites au pouvoir – ces bureaucraties que l’historien Stephen Kotkin a qualifiées de «société incivile» – avaient perdu la confiance en elles nécessaire pour sous-tendre leur engagement idéologique.

Le zèle avait disparu. Le credo marxiste-léniniste officiel n’était plus qu’une accumulation de slogans banals. La composante Mikhaïl Gorbatchev (le renoncement à la doctrine Brejnev de souveraineté limitée) et l’accent mis par le pape Jean-Paul II sur le caractère sacré de la vérité ont de plus catalysé le renouveau de forces sociales déterminées à démanteler le système.

Les sombres perspectives de l’époque se sont évaporées en l’espace de quelques mois, puis de quelques semaines et pour finir de quelques jours. Les révolutions de 1989 ont irrémédiablement fait éclater le léninisme et permis aux citoyens des pays de l’Europe de l’Est de prendre leur destin en main. Au cours de ce processus, ils ont fait une percée intellectuelle fondamentale: repenser la notion de citoyenneté, qui avait été systématiquement pervertie et niée par les régimes communistes.

Les luttes qui s’ensuivirent, dans la période post-communiste, furent axées sur les concepts de civilité, de mémoire, de justice et de responsabilité. La politique, la culture, les relations sociales – autant de notions qui d’une manière ou d’une autre avaient un lien avec la signification de la citoyenneté. Deux voies se sont présentées dans le sillage immédiat de 1989: une voie où les révolutions parvenaient à instiller un sentiment durable d’appartenance civique et une autre voie où les révolutions étaient détournées de leur but ou même niées, avortées ou kidnappées. En fin de compte, il semble que la formule merveilleusement concise de Ralf Dahrendorf, «des citoyens en quête de sens», reste d’actualité. La principale difficulté de l’après 1989 a été de construire de manière réussie (ou du moins satisfaisante) un consensus politique et moral basé sur une confiance partagée en des institutions responsables et des procédures prévisibles.

Les sociétés post-communistes sont imparfaites. Mais, pour paraphraser Adam Michnik, elles sont composées d’individus ordinaires et sont définies par des conflits «normaux». Comme l’a dit Ken Jowitt, pour survivre, «la démocratie a besoin de héros ordinaires». La démocratie a un paradoxe inhérent: «Sans héroïsme, les vertus publiques ne peuvent perdurer; elles se dégradent peu à peu en des calculs égoïstes d’intérêts sociaux, politiques et économiques personnels. L’individu est remplacé par l’ego.» AMais dans le même temps, «un héros charismatique déteste et est en fait incapable d’apprécier démocratiquement les faiblesses des individus moyens».

A vrai dire, Ralf Dahrendorf ne s’est pas trompé: les révolutions de 1989 ont bien anéanti l’ancien régime, mais ne sont parvenues qu’avec peine à mettre en place le monde parfaitement étrange et souvent déroutant de la démocratie libérale. Cette transition a entraîné un désenchantement des Européens de l’Est qui entretenaient des «espoirs extravagants à propos d’un nouveau monde fait de liberté de parole, d’égalité et de démocratie fondamentale». Ce n’est pas pour autant que ces révolutions furent un échec. Leur objectif était précisément d’éviter l’écueil de nouvelles politiques utopiques et en ce sens, elles furent une réussite. Elles n’ont pas exalté une «république de la vertu» et ont rejeté les tentations fondamentalistes néo-jacobines.

Ces révolutions ont ouvert la voie à la normalité démocratique, à la revitalisation de sociétés qui sont encore marquées par leur expérience communiste totalitaire. Les formes de radicalisme les plus extrêmes ne l’ont pas emporté. La «révolution morale» prônée par les frères Kaczynski en Pologne n’a pas entraîné de catharsis nationale. Au contraire, les gens ont exprimé de la fatigue, de l’exaspération et de l’ennui avec les manœuvres populistes suffisantes. La démocratie et la mémoire sont entremêlées, mais confronter un passé traumatisant ne nécessite pas forcément d’encourager les passions vindicatives.

Après 1989, la réalité régionale était inévitablement éclectique. La dissolution du léninisme a créé un vide qui a peu à peu été rempli par des traditions à la fois communistes et pré-communistes: du nationalisme (civique ou ethnique) au conservatisme, du néo-léninisme au quasi-fascisme. Ces vingt années ont été caractérisées par une fluidité des croyances, des appartenances et des engagements politiques. D’une certaine manière, on peut dire que l’ancien bloc soviétique est une expérience en cours sur les politiques démocratiques.

L’une des principales questions non résolues de la plupart des pays de la région est celle d’un passé totalitaire non maîtrisé, qui s’est révélé être un obstacle de taille à l’établissement d’un lien durable entre la démocratie, la mémoire et le militantisme civique. Mais je pense qu’il est possible de parvenir à une solution et d’établir ainsi le socle d’une nouvelle identité individuelle et collective, sur la base de toutes les ressources (à la fois positives et négatives) qu’offre l’histoire de chaque nation.

Outre le traumatisme de l’époque stalinienne, tous ces pays avaient et ont toujours à confronter le «voile gris de l’ambiguïté morale» (selon la formule de Tony Judt) qui était la caractéristique du «socialisme réellement existant». Ces sociétés et la plupart de leurs membres ont mauvaise conscience par rapport au passé. Une nouvelle solidarité basée sur le devoir de mémoire doit encore voir le jour, mais nourrir cette aspiration a le potentiel de faire progresser des objectifs politiques qui aillent au-delà de l’actuelle et (semble-t-il parfois) interminable période de transition.

Les conséquences négatives d’une amnésie sociale tenace ne doivent pas être sous-estimées. L’absence de débat véritable et d’analyses posées sur le passé (y compris la reconnaissance par l’Etat, au plus haut niveau, des crimes contre l’humanité commis par les dictatures communistes) alimente un mécontentement silencieux – ou pas –, voire la révolte, qui permet à de nouveaux démagogues d’accéder à leur tour au pouvoir. A titre d’exemple, on peut citer Vladimir Poutine en Russie. Un ingrédient essentiel de la légitimité de sa «démocratie dirigée» est l’amnésie institutionnalisée, la falsification de l’histoire du XXe siècle, du passé soviétique et en particulier du ou des génocides staliniens.

L’après-communisme a donné naissance à «une nouvelle langue de bois de la politique publique qui n’a que peu de sens ou d’intérêt pour de nombreux citoyens» (Tony Judt). Il est pourtant essentiel de se souvenir que les «illusions» mêmes de 1989 sur l’avenir étaient l’une des causes principales de la défaite du léninisme. 1989 a été l’année où la plupart des Européens de l’Est ont cessé d’avoir peur, où leur frustration morale et impuissance politique ont disparu et où ils ont retrouvé une place centrale dans la sphère politique. Le fait est, pour preuve de cette affirmation, que la plupart des scénarios de cauchemar prévus pour cette région – ressuscitéssur fond des guerres en Yougoslavie – se sont avérés faux. En conclusion, je pense que les leçons des révolutions de 1989 sont, sans l’ombre d’un doute, des arguments en faveur des valeurs qui définissent aujourd’hui la démocratie.

Vladimir Tismaneanu, politologue roumain et américain professeur à l’Université du Maryland. Traduction: Julia Gallin.