Violences au Kirghizstan : l'ethnicité a bon dos !

Le Kirghizistan est à nouveau au cœur de l'actualité internationale. L'instabilité politique que traverse le pays depuis la "révolution des tulipes" de mars 2005 semble avoir pris une tournure d'une rare violence : des milliers de morts et de blessés, 400 000 déplacés. Les journalistes et analystes politiques ne cessent de mentionner le caractère ethnique de ces troubles, mais il ne s'agit là que de la forme d'un conflit dont le fond est tout sauf ethnique.

L'ethnicité a bon dos ! Si la société kirghize est divisée en divers groupes ethniques, il est bon de rappeler qu'il s'agit d'un héritage de la politique soviétique des nationalités. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les identités centrasiatiques n'avaient aucun caractère national. Les habitants se distinguaient en fonction de leur rôle dans la Cité (agriculteurs, éleveurs, artisans, commerçants). C'est bien le régime soviétique qui, dans un effort de modernisation de la société, importa en Asie centrale le concept de nation ethnique, une nation basée sur des critères identitaires homogènes. En 1923, les Soviétiques élevèrent donc les agriculteurs de plaine et les éleveurs de montagne au rang de nations constitutives de l'URSS, respectivement les Ouzbeks et les Kirghizes, chacun jouissant désormais de sa propre langue, codifiée à la même époque, de sa propre histoire et de ses propres traditions. Il manquait un territoire. Qu'importe, on délimita l'Asie centrale en cinq républiques, qui deviendront indépendantes après la dissolution de l'URSS en 1991.

Le projet aurait été parfait si chaque république avait pu regrouper en son sein l'intégralité de son groupe ethnique éponyme. C'était sans compter sur l'imbrication complexe des populations, notamment dans les centres urbains et les campagnes de la vallée du Ferghana. Ceci explique la présence au Kirghizistan de 700 000 Ouzbeks concentrés pour l'essentiel dans les provinces méridionales du pays où ils représentent entre le quart et le tiers de la population. Ils sont même majoritaires dans les villes d'Och (49 % contre 39 % de Kirghizes) et Djalalabad (43 %) et le district rural d'Aravan (59 %), tous directement concernés par les violences.

Si la division ethnique du Kirghizistan est donc aujourd'hui une réalité sociale, elle ne saurait expliquer à elle-seule le déclenchement et le développement des violences que traverse le sud du pays. L'ethnicité a bon dos ! Il est en effet erroné de continuer à considérer la distinction entre l'agriculteur ouzbek et l'éleveur kirghize sur une base essentialiste, qui justifierait une haine inter-ethnique. Les deux identités se côtoient depuis plusieurs générations, notamment dans les zones urbaines, au point qu'aujourd'hui un Kirghize d'Och est culturellement plus proche de son voisin ouzbek que d'un Kirghize éleveur de yacks dans les montagnes de l'Alaï, ou d'un habitant de la capitale Bichkek. Les Kirghizes du Sud ne sont-ils pas d'ailleurs qualifiés péjorativement d'"Ouzbeks" par leurs compatriotes du Nord ? La révolution de 2005 illustre ce clivage régional entre un Sud autochtone rural et un Nord russophone industriel qui transcende les différences ethniques. La fronde révolutionnaire majoritairement sudiste menée par l'opposant Kourmanbek Bakiev contre l'élite du Nord du président Askar Akaev n'avait aucune dimension ethnique. Les dirigeants ouzbeks avaient même appelé les membres de leur communauté à ne pas prendre part à cet épisode politique. La neutralité fut à nouveau observée en avril dernier lors du renversement de Bakiev et l'instauration d'un gouvernement provisoire dirigé par Roza Otoumbaeva. L'ethnicité a bon dos !

DES FAMILLES KIRGHIZES CACHENT LEURS VOISINS OUZBEKS

Comment expliquer dès lors que l'instabilité politique ait pris la forme d'un violent conflit ethnique ? Au lieu de justifier ces violences par le clivage identitaire des deux groupes en présence, tentons plutôt d'en comprendre les mécanismes. Au Kirghizstan, comme partout dans le monde, les rixes entre bandes de jeunes sont monnaie courante. C'est une bagarre dans un quartier d'Och entre jeunes Kirghizes et Ouzbeks qui a dégénéré en véritable pogrom anti-ouzbek dans la nuit du 10 juin. Quelle que soit la cause de l'altercation initiale, force est de constater que les violences ont rapidement pris une tournure organisée, trop organisée pour ne pas être le résultat d'une provocation mûrement préparée. Ainsi la multiplication des bandes armées d'abord à Och puis dans la plupart des villes où réside la minorité ouzbèke, les attaques de postes de police, le pillage de casernes militaires ne peuvent être l'action improvisée d'une jeunesse désœuvrée.

Plus encore, les combats de rue n'ont pas été initiés par des Kirghizes contre leurs voisins ouzbeks. Les premières bandes armées kirghizes étaient composées majoritairement de jeunes venus de l'extérieur des villes, parfois descendus pour l'occasion des montagnes environnantes, et qui n'avaient aucune affinité avec les populations urbaines. Nombreux sont d'ailleurs les témoignages de familles kirghizes cachant chez eux des voisins ouzbeks pour les protéger des attaquants. Sans parler des milices d'autodéfense créées à la hâte par les populations pour se protéger des tueurs et des pillards. Dans les quartiers mixtes, ces milices étaient composées d'éléments ouzbeks et kirghizes, solidaires face à l'ennemi.

Enfin, comment peut-on qualifier d'interethniques les tirs de snipers perchés sur les toits d'immeubles et faisant feu indifféremment sur les passants. L'arrestation de mercenaires étrangers dans les rues d'Och et Djalalabad ne fait que confirmer l'hypothèse d'une provocation organisée avec l'appui de tueurs professionnels. L'ethnicité a bon dos !

Qui trouve donc un intérêt à manipuler les groupes ethniques et à établir le chaos au Kirghizistan ? Rappelons que les violences ont éclaté dans un agenda politique précis : le pays se préparait en effet à organiser un référendum constitutionnel visant à légitimer le nouveau pouvoir. Comment dès lors ne pas voir derrière ces violences la main du président déchu Bakiev ? Lors des manifestations populaires d'avril dernier, Bakiev s'était réfugié dans sa province de Djalalabad avec une puissante milice privée, et n'avait accepté la démission qu'après de longues tractations. Mais la milice et le soutien populaire dont il bénéficiait semblent être restés intacts. Au mois de mai, ses partisans ont occupé temporairement les administrations des trois provinces méridionales, et Djalalabad connaissait ses premières tensions communautaires. Les violences de juin ne seraient donc qu'une suite logique à la volonté obstinée de Bakiev de reprendre les rênes du pays. D'ailleurs depuis son exil biélorusse, il n'a pas hésité à renvoyer la responsabilité de la crise au gouvernement provisoire et a exhorté la population à boycotter le référendum, procédant ainsi à un curieux lien entre les violences et la consultation populaire : le chaos serait donc un moyen de faire échouer le projet politique d'Otoumbaeva. L'ethnicité à bon dos !

INSTRUMENTALISATION DES CLIVAGES DE LA SOCIÉTÉ

L'incapacité de la présidente par intérim à gérer la situation a malheureusement renforcé l'image d'un pouvoir faible. Ne parvenant pas à mobiliser ses forces armées dans une région où Bakiev a conservé d'importants appuis, Otoumbaeva a cru que la communauté internationale et tout particulièrement la Russie lui apporterait une aide précieuse. Mais c'était sans compter sur le pragmatisme de la Realpolitik. Les bases militaires américaine et russe se trouvent au nord du pays, trop loin des troubles pour se sentir réellement menacées. Et la très grande majorité des 500 000 Russes du Kirghizistan, qui auraient pu motiver une ingérence de la Russie, au nom de la défense des compatriotes de l'étranger, comme cela avait été invoqué en Géorgie, réside également au nord du pays et reste pour l'instant épargnée. Par ailleurs, la présence en Russie de millions de travailleurs immigrés kirghizes et ouzbeks ne peut que pousser Moscou à la prudence afin d'éviter toute transposition du conflit sur son territoire.

Enfin les généraux russes n'ont certainement pas oublié leur douloureuse expérience au Tadjikistan, où l'armée avait échoué à s'interposer et s'était finalement retrouvée partie-prenante à la guerre civile. Otoumbaeva se retrouve donc aujourd'hui bien seule pour tenter de rétablir l'ordre public. Et elle a conscience que l'usage de la force armée, qui plus est contre des Kirghizes, ferait écho dans la mémoire collective aux 87 manifestants tombés en avril sous les balles du régime Bakiev finissant. Elle tente donc maladroitement de maintenir l'agenda politique du pays, qui passe par le référendum du 27 juin, sans pour autant parvenir à assurer l'ordre dans la moitié sud du pays.

Cette tragédie n'est donc pas terminée. Et les Ouzbeks sont loin de voir le bout du tunnel. Véritables boucs émissaires d'un conflit politique kirghizo-kirghize, ils sont pris en étau entre un gouvernement provisoire pris au dépourvu et un Ouzbékistan préoccupé avant tout par sa propre stabilité dans une vallée du Ferghana hautement sensible et encore traumatisée par la violente répression d'Andijan de mai 2005. Les violences ethniques révèlent la bestialité de l'homme mais elles cachent aussi le cynisme avec lequel des leaders politiques n'hésitent pas à instrumentaliser les clivages de la société pour assouvir leur soif de pouvoir. L'ethnicité a décidément bon dos !

Olivier Ferrando, enseignant à Sciences-Po, chercheur au CERI sur les mobilisations ethniques en Asie centrale.