Violences sexuelles au Maroc : comment en est-on arrivé là ?

Manifestation à Casablanca suite à l'agression d'une femme dans un bus, le 23 août. Photo AFP
Manifestation à Casablanca suite à l'agression d'une femme dans un bus, le 23 août. Photo AFP

Une vidéo qui montre des adolescents dans un bus qui roule. Ces adolescents entourent une jeune fille, lui dénudent le haut du corps, la touchent, l’étreignent, la pelotent, la harcèlent physiquement. La fille se plaint, crie. Le bus ne s’arrête pas. On ne voit ni le chauffeur ni les voyageurs du bus. Dès que la vidéo a circulé sur les réseaux sociaux, il y a eu une explosion médiatique.

Tout d’abord, il faut rappeler que la mixité n’est pas encore normalisée et banalisée dans l’espace public au Maroc. C’est en effet un phénomène urbain récent acquis grâce à la modernisation. C’est à partir des années 60 qu’hommes et femmes ont commencé à se côtoyer dans l’espace public grâce à la scolarisation des jeunes filles et à l’emploi des femmes, et ce sans que la femme ne porte de voile.

L’absence de politique éducative

Jusqu’à aujourd’hui, cette mixité est mal vécue par des hommes qui continuent de considérer l’espace public comme leur propriété exclusive. C’est par conséquent l’espace où les hommes se sentent obligés d’affirmer leur masculinité face aux femmes, ces intruses. La conquête irréversible et grandissante de l’espace public par les femmes conduit à une remise en cause critique de la masculinité, d’où une réaction de défense masculine qui consiste à solidifier le contrôle masculin de l’espace public, à reconstruire une masculinité dans son propre fief traditionnel. Par conséquent, dans cet espace, les femmes ne sont pas encore considérées comme des citoyennes, mais comme des corps femelles à la fois excitants et inaccessibles. Car leur seule présence dans l’espace public n’est pas l’indicateur d’une consommation sexuelle facile et automatique (1). Comment se retenir de ne pas regarder, de ne pas aborder, de ne pas insulter, de ne pas harceler ? Les autorités publiques n’ont pas eu de politique éducative en la matière.

Autre facteur, la frustration sexuelle. Le recul de l’âge au premier mariage (pour des raisons principalement économiques) signifie en principe une abstinence sexuelle qui se prolonge. En effet, au nom des normes patriarcales dominantes, de la charia (officielle) et du «code pénal», pas de sexe pour les non-mariés. Cette norme de l’abstinence sexuelle est violée parce qu’elle est irréaliste. Mais elle est violée à travers des pratiques sexuelles chaotiques, incomplètes, palliatives, bricolées dans des espaces inadéquats, multiples, multi-risquées, coupables, mal vécues, misérables en un mot. D’où un sentiment de misère sexuelle qui débouche sur l’agressivité, sur la violence sexuelle comme violence fondée sur le genre, et dans certains cas sur la revendication masculine du retour des femmes au port du voile. Là encore, absence de l’intervention publique. Pas d’éducation sexuelle compréhensive qui montre aux jeunes, et aux non-jeunes, que la violence n’a pas de place dans la sexualité. Que la seule véritable légitimation de l’acte sexuel réside dans le consentement mutuel, dans le désir et le plaisir partagés. Que le seul acte sexuel légitime est l’acte consenti, et ce même dans le cadre du mariage.

Au lieu de cela, il y a un évitement institutionnel de la notion d’éducation sexuelle parce que l’on suppose, à tort, que si elle est dispensée elle va conduire à une activité sexuelle précoce et illégale. On fait semblant d’ignorer que cette activité précoce et illégale est déjà là, et que l’éducation sexuelle est le meilleur moyen pour justement retarder, encadrer et protéger l’activité sexuelle. Par conséquent, la récolte est catastrophique : beaucoup d’infections sexuellement transmissibles, beaucoup de grossesses involontaires, beaucoup d’avortements clandestins, beaucoup de virginités artificielles mensongères, du harcèlement sexuel au quotidien, des viols de jeunes filles, des viols de femmes adultes, des viols d’enfants, des viols de femmes âgées et des viols de LGBTQI, de l’inceste et de la zoophilie par manque de partenaire…

Des réponses non préventives

Les réponses médicale et judiciaire, l’une thérapeutique et l’autre répressive, sont des réponses a posteriori, non préventives. En amont et comme prévention primaire, l’éducation sexuelle compréhensive doit être dispensée d’abord aux éducateurs : aux parents, aux enseignants, aux professionnels de santé, aux journalistes et aux artistes. Ce sont là les catégories sociales et professionnelles qui éduquent les enfants, les jeunes et les masses. A ce titre, elles doivent être averties, vigilantes, pour ne transmettre que des valeurs sexuelles positives, celles de la responsabilité, de la liberté et de l’égalité de tous les acteurs sexuels. Pour que les éducateurs des deux sexes soient persuasifs et convaincants, il faut qu’ils soient d’abord eux-mêmes persuadés et convaincus. L’éducation sexuelle compréhensive est devenue une nécessité publique comme je l’ai écrit en 2000. En plus d’être un savoir sur la sexualité (érotisme et reproduction), elle est une éducation citoyenne basée sur l’égalité entre tous les acteurs sexuels, et ce quels que soient leur sexe-genre-identité de genre, leur statut matrimonial et leur orientation sexuelle.

Cette éducation fait partie d’une éducation plus large, civile et civique, basée sur la valorisation de la sexualité comme condition de santé et de bien-être. Or au Maroc, on est dans un stade de pré-citoyenneté car l’individu n’est pas encore complètement né, victime d’une dystocie politique structurelle, chronique sans être mortelle pour autant. Un quasi-individu est un pré-citoyen qui ne peut pas accéder à la morale civile, celle basée sur la conscience : faire le bien pour le bien, juste pour ne pas avoir du remords. Sans rechercher de récompense et sans vouloir éviter de châtiment. La non-conquête de la morale civile est aggravée par la perte de la morale islamique. Eviter de faire le mal pour mériter le paradis. Eviter de harceler et de violer les femmes pour éviter l’enfer. L’islam, devenu aujourd’hui islamisme, a cessé d’être une morale. Il n’est désormais que levier de la mobilisation populaire ou mode de gouvernance politique (composant avec la débauche et la corruption car il a adopté l’éthique de la responsabilité et abandonné celle de la conviction). Il n’inspire plus la morale quotidienne.

A titre d’exemple, ces «jeunes harceleurs du bus», ce sont des musulmans à n’en pas douter, mais leur islam n’est pas opératoire dans leurs pratiques sexuelles, et cela même si, pour eux, l’islam reste la «norme suprême» en la matière. Morale islamique perdue et morale civile non conquise, une fois conjuguées, font que la liberté de l’homme ne s’arrête pas là où commence celle de la femme. Certes, la femme continue d’être perçue islamiquement comme awra (corps honteux à cacher), fitna (séduction et chaos) et kayd (ruse et maléfice), mais en aucun cas une telle perception ne légitime islamiquement le harcèlement et le viol des femmes.

Face à la dualité halal-haram

Certes, la femme commence à être perçue comme l’égale de l’homme en matière de droits, mais cette perception n’est pas suffisamment forte pour endiguer le harcèlement et le viol des femmes. On est dans un entre-deux, dans une phase de transition sexuelle où la dualité halal-haram est devenue incapable d'encadrer les pratiques. Cette phase problématique, celle de la transition sexuelle, caractérisée par l’explosion de l’unité entre normes et pratiques, c’est-à-dire par le divorce entre des normes sexuelles islamiques et des pratiques sexuelles quasi-sécularisées, impose aux pouvoirs publics d’avoir une politique sexuelle publique. De commencer à se poser la question publique suivante : que voulons-nous de la sexualité ? Que voulons-nous en faire ? Comment la gérer ? Comment l’éduquer afin qu’elle cesse d’être inégalitaire et violente ? Comment en faire l’instrument de la fabrication d’un citoyen sexuellement épanoui dans une société sexuellement épanouie ?

Abdessamad Dialmy, sociologue.


(1) Voir le livre de l’auteur Logement, sexualité et islam, 1995).

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