Violences urbaines : les raisons de la contagion

Por Lucienne Bui Trong, Commissaire divisionnaire honoraire. Ancien chef de la section «Villes et banlieues» à la Direction centrale des renseignements généraux (LE FIGARO, 07/11/05):

Elles ne devraient pourtant pas nous surprendre, car elles s'inscrivent dans le phénomène global de la violence urbaine, embryonnaire il y a trente ans, en expansion constante depuis. Dès 1990, les Renseignements généraux ont vu dans cette violence un fait majeur de société. Ils en ont pris la mesure. Les émeutes se produisaient dans des zones déjà marquées par une violence au quotidien exercée par des petits groupes de jeunes, pour la plupart français nés de parents immigrés, occupant l'espace public, animés par le nationalisme de quartier et la haine des institutions. Il suffisait de faire le relevé de cette violence au quotidien : le degré atteint sur un site permettait de prévoir la force de la réaction collective en cas de survenance de drame ou de rumeur éveillant la solidarité de voisinage. On pouvait ainsi établir une cartographie des zones à risques.

Le dispositif a permis de montrer la vivacité croissante du phénomène et de dégager quelques tendances d'évolution. En 1991, nous repérions une centaine de points chauds, parmi lesquels quarante, plus gravement atteints, étaient le théàtre de violences contre les policiers ; en octobre 2000, ils étaient respectivement plus de huit cents et plus de cent soixante. Les modes opératoires ont durci : usage d'armes à feu lors de rixes entre bandes, réserves de projectiles et de bouteilles incendiaires, banalisation des guets-apens contre la police, montée des trafics qui transforment les territoires en zones de non-droit. Dès 1995, avec l'apparition des portables, la violence a débordé des quartiers d'origine : incidents dans les centres-villes, affrontements armés entre bandes, raids contre des lycéens lors de manifestations. Depuis 1997, des émeutes ludiques, dénuées d'incident déclencheur, éclatent lors des fêtes de fin d'année et du 14 Juillet. Enfermés dans une même contre-culture des banlieues basée sur le ressentiment et une haine attisée par l'actualité internationale, les casseurs potentiels s'exercent au quotidien, cultivent la contestation de la République et de ses institutions, propagent et entretiennent des rumeurs et des stéréotypes, ressassent les analyses explicatives de la violence qui les exonèrent de toute responsabilité personnelle. Quand le signal de la fête est donné, que les derniers verrous ont sauté, quasiment assurés de l'impunité, ils se lancent à coeur joie dans une aventure d'autant plus excitante qu'elle a l'air martiale (ce qui n'est que fausse apparence, car les déploiements massifs de forces ont pour seul objectif de permettre des interventions dénuées de risques pour les émeutiers).

Les événements actuels s'inscrivent dans ces grandes tendances. Tous les quartiers qui s'embrasent étaient répertoriés comme difficiles. Aucune des exactions commises n'est nouvelle en soi. Ainsi que le laissaient augurer les émeutes ludiques, des violences éclatent ici et là simultanément, sans être déclenchées par un événement local. Toujours à l'oeuvre, le nationalisme joue un rôle d'émulation.

D'un point de vue qualitatif, il n'y a donc rien de nouveau dans nos banlieues. On peut toutefois s'interroger sur les raisons de cette expansion forte, alors que les émeutes, depuis quelques années, restaient contenues, atteignaient rarement la gravité et la durée de celle de Vaulx-en-Velin d'octobre 1990. Vite étouffées, elles donnaient moins de prise aux velléités d'imitation.

La malchance a joué : alors que, au bout de trois jours, l'émeute de Clichy-sous-Bois allait se calmer, des solidarités autres que purement territoriales se sont éveillées, après l'explosion d'une grenade lacrymogène devant l'entrée d'une salle de prière.

Le regain de nervosité a fait durer un phénomène qui était déjà abondamment présent à la télévision (seul média, avec Internet, qu'on puisse sérieusement accuser de favoriser la contagion). La médiatisation télévisuelle est montée en puissance. Elle a été très orientée sur le rappel de problèmes sociaux qui, pour être réels, ne devraient tout de même pas être mis dans la balance pour justifier des exactions criminelles en cours.

Une fois encore, la télévision a joué le rôle de tam-tam battant le rappel des troupes. Par le passé, des envolées persistantes de violences disséminées ont ainsi eu lieu à la faveur de polémiques politiques ou de matraquages médiatiques, comme en juin 1995, lors d'une campagne pour les municipales, où les débats avaient été centrés sur la «préférence nationale» et sur l'insécurité, ou, en octobre 1997, après le colloque de Villepinte sur l'insécurité, prétexte à de nombreux reportages sur la violence.

Enfin et surtout, toujours avec l'appui de la télévision, les événements ont été instrumentalisés par les ennemis politiques du ministre de l'Intérieur, qui ont ressassé les termes de «racaille» et de «karcher», sans jamais les replacer dans leur contexte (le décès d'un enfant victime d'un règlement de comptes entre bandes à La Courneuve), ni préciser qu'ils ne désignaient qu'une infime minorité de délinquants et non toute une population respectable. Ainsi caricaturés, ces mots sont devenus un cri de ralliement pour des casseurs potentiels déjà fascinés par des images de violences.

Le discours de l'excuse s'est alors trouvé survalorisé, les prises de position normatives ont été rejetées comme politiquement incorrectes et les policiers ont fait office de boucs émissaires.

En optant pour la division face à la violence, plusieurs personnes bien placées pour faire passer des messages télévisuels forts ont ainsi pris le risque de souffler sur des braises qui auraient normalement dû s'éteindre plus rapidement.

Il reste que la violence urbaine poursuit son expansion et son travail de sape, provoquant la fuite des habitants qui en ont les moyens et accentuant les processus de ghettoïsation.

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